— Ton nom, c’est Hutchence ?
— Oui.
— Prénom ?
— David.
— Tu fais quoi dans la vie ? Tu es étudiant ?
— Oui.
— À Queen’s ?
— Oui.
— Il y a une fête chez toi, David ?
— Non ! » Le jeune homme leva les mains. « Je suis avec mes colocataires. On n’a même pas mis de musique, rien. »
Lennon se pencha pour respirer son haleine. « Tu as fumé quelque chose ?
— Juste des clopes. » Hutchence pressa ses mains tremblantes l’une contre l’autre tandis qu’on entendait à nouveau le bruit de la chasse d’eau.
Lennon entra dans le vestibule. « Tu es ici depuis combien de temps ?
— Deux semaines, dit Hutchence en reculant comme si on l’avait bousculé. Les cours ne commencent que lundi. »
Lennon s’avança jusqu’à l’escalier. Il vit un autre jeune s’éclipser sur le premier palier. Sans doute l’un des colocataires. « Qui habite au dernier étage ? demanda-t-il.
— Personne pour l’instant. Mais il paraît que d’autres étudiants vont arriver la semaine prochaine. »
Lennon désigna la porte de l’appartement du rez-de-chaussée. « Et là ?
— Il n’y a personne non plus. Le propriétaire a dit que les locataires étaient partis en voyage. »
Lennon essaya de tourner la poignée. Verrouillée, bien sûr. « Est-ce qu’il y a parfois des gens qui passent ?
— Non, je n’ai jamais… Ah si ! » Le visage de Hutchence s’illumina comme s’il venait de remporter un prix. « Quelqu’un a pris le courrier la semaine dernière. Il y avait un gros tas, là-bas. » Il désigna une étagère un peu plus loin, au-dessus du radiateur. « On est sortis un soir, et quand on est rentrés, il n’y était plus. Vous voulez le téléphone du propriétaire ?
— Non. » Lennon avait contacté ce dernier peu de temps après la fermeture de l’appartement et n’en avait rien tiré. Il tendit une carte de visite au jeune. « Si quelqu’un vient, entre dans l’appartement pour prendre quelque chose, ou n’importe quoi, tu m’appelles. D’accord ? Et je ne dirai pas que j’ai senti une odeur bizarre chez toi. »
L’étudiant esquissa un timide sourire et hocha la tête.
« Pas la peine de me raccompagner », dit Lennon.
15
Il n’y avait aucun doute. Le grand blond aux larges épaules était un flic, ce qui ne plaisait pas du tout au Voyageur. Comme il ne l’avait pas vu arriver, il en déduisit qu’il surveillait aussi l’appartement. Bien sûr, on pouvait supposer qu’il venait voir le jeune étudiant qui avait ouvert la porte, mais le Voyageur savait que ce n’était pas le cas. Il le savait dans ses tripes.
Bon sang, quelle journée ! Après s’être enfui de l’hôpital, il se rendit directement à Portadown, sans cesser de surveiller le rétroviseur de son œil valide. Il envisagea de se débarrasser de la voiture, mais le danger qu’il courrait à en voler une autre était trop grand, bien supérieur au risque que sa plaque d’immatriculation ait été relevée par la vidéosurveillance du parking de l’hôpital.
Une fois à Portadown, il se gara dès qu’il trouva une place, fit quelques pas pour chercher une pharmacie et acheta un petit tube de pommade antibiotique et une bouteille d’eau saline. La préparatrice remarqua les traces du liquide orange que le médecin lui avait versé dans l’œil. Lorsqu’il tendit la main pour récupérer sa monnaie, elle posa l’argent sur le comptoir et recula.
Dans la voiture, il renversa la tête en arrière, souleva sa paupière et se rinça l’œil à grande eau en s’inondant aussi le visage. Apparemment, ça marchait. Il s’essuya avec sa manche, puis appliqua la pommade et demeura assis au volant, aveuglé, pendant une demi-heure avant de reprendre l’autoroute. Moins de quarante minutes plus tard, il atteignait Belfast, se glissait parmi la circulation de Lisburn Road et tournait dans Eglantine Avenue. Il avait choisi l’église au coin de la rue comme point de repère.
Dès qu’il fut garé, il se remit de la pommade dans l’œil avec l’espoir que le produit calmerait la brûlure. Mais contrairement à son attente, il fut pris de furieuses démangeaisons qu’il endura en clignant des paupières et en pestant. C’est sans doute à ce moment-là que le flic était arrivé. Le Voyageur fulminait. Tous deux avaient observé le même appartement aux volets fermés pendant au moins une heure. Le Voyageur se fiait toujours à son instinct, le reptile primaire enfoui dans son cerveau, et son instinct lui disait que ce flic allait être source d’embrouilles. Il sortit son portable de sa poche, entra le code secret, et appela le seul numéro enregistré dans l’appareil.
« Qu’est-ce qu’il y a ? répondit Orla O’Kane d’une voix dure.
— C’est qui, le flic ?
— Quel flic ?
— Celui qui vient d’entrer dans la maison de Marie McKenna. Il a fait le guet dans sa voiture pendant une heure.
— Bon sang, dit Orla O’Kane.
— Bon sang, quoi ?
— La petite fille. Son père est policier, mais je ne me souviens pas de son nom. Décrivez-le-moi.
— Un grand gaillard, en bonne forme physique. Cheveux blond foncé. Bien sapé, alors que les autres flics, on sait qu’ils n’ont pas trop les moyens, même en comptant la prime de risque qu’ils touchent ici. C’est peut-être un flic véreux.
— Je me renseigne. Au fait, j’ai appris à la télé ce qui était arrivé à notre ami à Monaghan. Dommage pour sa femme.
— Oui, dommage.
— J’imagine qu’on ne pouvait pas faire autrement.
— Exact.
— Alors, tant pis. Et Quigley ?
— Je l’appellerai peut-être pour le voir un peu plus tard.
— Parfait. Il faut que ça avance si vous voulez…
— Chhut ! souffla le Voyageur en l’interrompant. Le flic ressort. Je vais le suivre, à tout hasard.
— Ne prenez aucun risque, dit-elle sévèrement. Il ne nous intéresse pas. S’il pose un problème, réglez-le. Sinon, fichez-lui la paix. Compris ?
— Compris. Vous inquiétez pas, je jetterai juste un petit coup d’œil. Bon, allez. Salut, vieille branche.
— Je vous interd… »
Le Voyageur raccrocha et rangea le portable dans la poche de sa veste. Le flic traversa la chaussée une dizaine de mètres plus loin, puis disparut. Après avoir légèrement abaissé sa vitre, le Voyageur entendit une portière qui s’ouvrait et se refermait avec un bruit sourd. Côté bagnole, c’était du costaud. Sans doute une allemande ou une scandinave, ou peut-être une Ford dernier modèle. Un moteur démarra avec l’odieuse vibration caractéristique du diesel. Le Voyageur ouvrit complètement sa fenêtre pour passer la tête à l’extérieur. Une Audi A4 argentée s’écarta du trottoir et accéléra en direction de Malone Road.
« Sacrée belle caisse », murmura-t-il. Toute neuve ou presque. Trente-cinq mille euros, peut-être quarante mille, selon la puissance et les options. Il ignorait ce que ça représentait en livres sterling, mais de toute façon, c’était un luxe qu’un flic ne pouvait guère s’autoriser. Il mit le contact, et le moteur de la vieille Mercedes grinça, toussota, éructa, puis démarra enfin. Après avoir laissé passer une Citroën pour ne pas se trouver directement derrière l’Audi, il s’engagea sur la chaussée.
Le flic tourna à droite dans Malone Road, suivi par la Citroën, mais il vira brusquement sur la gauche et coupa vers Stranmillis en s’enfilant dans une série de rues bordées d’églises et de maisons anciennes. La Citroën resta sur Malone Road, de sorte qu’un écart se creusa entre l’Audi et la Mercedes. Prudence, se dit le Voyageur qui connaissait mal le quartier. Quand l’Audi déboucha sur Stranmillis Road, il reprit la filature en se maintenant à une distance raisonnable, deux voitures plus loin.