« Vous n’êtes pas de la police, dit McSorley.
— Où allez-vous, monsieur ? demanda le flic sans se départir de son calme sourire.
— Je sais que vous n’êtes pas de la police, répéta McSorley. Qu’est-ce que vous voulez ? »
Il perçut de l’agitation entre les deux véhicules. On sortait un objet lourd de la camionnette. Des voix lâchaient des ordres, des chuchotements essoufflés. Le policier ne lâchait pas les yeux de McSorley.
Quelqu’un dit : « À trois. Un, deux, et… trois ! »
La Focus s’enfonça sur ses essieux arrière au moment où l’on déposait un poids énorme dans son coffre.
« Putain, qu’est-ce qui se passe ? » interrogea Comiskey.
Hughes se retourna, mais la plage arrière lui bloquait la vue. McSorley remarqua des ombres mouvantes dans le rétroviseur et réprima une envie de pleurer. Il y eut encore un peu de mouvement, puis il entendit qu’on remontait dans la camionnette. Quand le coffre fut refermé, McSorley vit la femme policier en compagnie d’un homme trapu à la forte carrure. La plage arrière ne se rabattit pas complètement, entravée par ce qui se trouvait dans le coffre.
La femme policier tenait un sac de sport à la main. Son compagnon brandit un fusil-mitrailleur — qui ressemblait au Heckler & Koch G3 avec lequel McSorley s’était essayé au tir derrière un pub de Newry, plusieurs années auparavant. L’homme s’approcha en braquant l’arme.
McSorley sentit des larmes brûlantes lui monter aux yeux. Bon sang, il n’allait quand même pas se mettre à chialer ! Il tourna la tête en entendant la portière arrière s’ouvrir.
La femme policier jeta un objet métallique, lourd, aux pieds de Hughes.
Hughes poussa une exclamation effrayée et s’écarta précipitamment sur la banquette pour se réfugier derrière McSorley.
La femme balança encore autre chose dans la voiture.
« Ça va pas, non ? » lâcha Hughes d’une voix qui se brisa dans les aigus.
La femme sortit deux gros tubes du sac. McSorley mit un moment à enregistrer la nature de ce qu’il voyait : le canon double d’un fusil. Elle le posa par terre sur la crosse, appuyé contre les genoux de Hughes.
« C’est quoi, tous ces flingues ? dit Hughes alors que la portière se refermait. Qu’est-ce qui se passe, Eugene ? »
Le flic basané sourit à McSorley, lui fit un clin d’œil, et claqua la portière avant. Il montra la clé qu’il tenait entre ses doigts, puis la glissa dans la serrure. Après avoir actionné le verrouillage automatique, il posa la clé sur le capot, juste devant le pare-brise.
McSorley retint un gémissement horrifié.
« Qu’est-ce qu’ils font, Eugene ? » demanda Comiskey.
McSorley luttait contre l’urgence de soulager sa vessie. Il se signa.
Les deux policiers — qui ne l’étaient pas, McSorley le savait maintenant — remontèrent dans la Skoda et démarrèrent. La camionnette vint s’arrêter devant la Focus. L’homme au fusil, grimaçant un sourire, son arme toujours pointée sur McSorley, grimpa à l’arrière.
Comiskey essaya de sortir. « Déverrouille les portes, dit-il.
— Je ne peux pas, répondit McSorley, les joues mouillées de larmes. Il faut la clé pour les débloquer. »
Dans la camionnette qui s’éloignait et prenait de la vitesse, l’homme au fusil fit un petit signe de la main. McSorley perdit le contrôle de sa vessie.
« Nom de Dieu, les gars… »
Comiskey envoya un coup de coude dans la fenêtre. Sans succès. Il essaya à nouveau. Hughes attrapa le fusil et cogna la lunette arrière avec la crosse.
McSorley savait que leurs efforts seraient inutiles. « Oh, seigneur… »
Hughes frappa encore la vitre arrière et la fit exploser. Il se rua pour tenter de sortir, pressé par Comiskey.
Un torrent de pluie noyait le pare-brise. La camionnette disparaissait au loin. Hughes réussit à passer les épaules par l’ouverture.
« On est foutus », murmura McSorley.
Il entendit à peine la détonation. En s’abattant sur lui, le poing de Dieu le réduisit à néant.
2
L’inspecteur Jack Lennon savait qu’on lui avait refilé un boulot pourri, mais le choix était clair : soit il surveillait Andy Rankin — alias Andy le Dandy — et Rodney Crozier, qui se retrouvaient dans un café miteux de Sandy Row, soit il passait le restant de la semaine à taper des rapports pour le Bureau du Procureur. Une expérience qu’il s’était juré de ne jamais renouveler. Rien qu’à y penser, il en avait encore les fesses douloureuses.
L’info était remontée de la C3, autrement dit la Branche Spéciale. Rankin et Crozier, deux loyalistes influents de Belfast, devaient se rencontrer au Sylvia’s pour régler un différend qui avait déjà envoyé cinq hommes à l’hôpital. L’un d’eux avait perdu un œil, l’autre respirait par trachéotomie, mais personne n’était encore mort. Continuer, en évitant les cadavres, tel était le but de l’entretien.
Les conflits entre loyalistes donnaient du fil à retordre à la police. Voyous tabassés au cours d’une rixe minable, le plus souvent, mais parfois les disputes trouvaient une issue mortelle. Fondamentalement, on se fichait qu’un dealer soit buté de temps à autre, sauf que les politiciens et la presse en faisaient aussitôt toute une histoire, sans parler du monceau de paperasses qu’on devait alors se coltiner. Mieux valait donc garder l’œil et essayer de maintenir l’ordre. C’est ce qu’avait expliqué l’inspecteur principal Uprichard en confiant la mission à Lennon. Et comme ce dernier traversait une mauvaise passe depuis qu’on l’avait dégagé de la MIT[1], il ne pouvait guère faire le difficile quant à sa mission : rapporter qui parlait à qui, en estimant si la conversation restait sur un mode amical ou au contraire s’envenimait et présentait une menace d’escalade.
Assis dans une camionnette à l’enseigne de la compagnie des Eaux, Lennon s’était garé dans une rue perpendiculaire en face du café. Il surveillait les lieux depuis un quart d’heure, un sandwich et une gourde posés sur le tableau de bord, en faisant mine de lire les pages du Belfast Telegraph ouvert sur le volant.
Même s’il jouissait d’une vue parfaite sur Rankin et Crozier, installés près de la fenêtre, il pouvait seulement imaginer leur conversation. Vu qu’ils ne représentaient pas une affaire capitale pour la Branche Spéciale, le budget accordé à l’opération ne permettait pas l’installation micros. Il fallait se limiter à une observation à distance. Un boulot pourri, oui, se répéta Lennon. Lui signifiait-on ainsi qu’il était mis sur la touche ?
L’attitude des deux hommes penchés l’un vers l’autre laissait supposer un dialogue, malgré leurs visages durs et hostiles. Crozier, dans un débardeur des Glasgow Rangers, s’appuyait sur ses avant-bras musclés couverts de tatouages. Rankin portait un costume gris et une chemise rose largement ouverte qui exhibait sa chaîne en or. Ressortant contre son bronzage orangé, ses dents très blanches semblaient factices. Sylvia Burrows, propriétaire du café depuis les années 1970, posa deux tasses fumantes devant eux. Elle ne s’attarda pas pour engager une conversation, et ils ne lui prêtèrent aucune attention.