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Lennon griffonna quelques mots sur son bloc-notes et regarda sa montre. Il était en poste depuis vingt minutes. Crozier était arrivé au bout de dix minutes, Rankin cinq minutes plus tard. Il bâilla et s’étira, songeant qu’après tout, il aurait peut-être mieux fait de choisir la paperasse pour le Procureur.

Quelques semaines auparavant, il était encore affecté à une unité de la MIT, adjoint de l’inspecteur principal Thompson. Ça, c’était du travail sérieux, digne de son rang dans la police. Il avait tout fait capoter en essayant d’annuler une condamnation pour excès de vitesse prononcée à l’encontre de cet abruti de Roscoe Patterson. L’agent de police, Joseph Moore, s’était rebiffé.

Peu importait l’amende de soixante livres, avait expliqué Lennon. Roscoe pouvait payer. (Dans son souvenir, il avait même insisté sur ce point.) Le problème, c’était les trois points de permis que Roscoe allait perdre. Les choses avaient commencé à chauffer quand Moore, l’une des nouvelles recrues de la police parmi les catholiques, en application des réformes de Patten, avait interrogé Lennon sur ses raisons de se mouiller pour un sale huguenot, le dénommé Roland « Roscoe » Patterson. Lennon savait qu’il n’aurait pas dû pousser Moore contre le mur en le saisissant à la gorge, et il avait présenté ses excuses le lendemain. En revanche, il ignorait que Moore était allé trouver l’inspecteur principal Uprichard pour dénoncer une manœuvre de corruption au profit d’un paramilitaire loyaliste bien connu des services.

À la suite de quoi, convoqué par Uprichard, Lennon avait été prié de choisir entre un congé sans solde ou un passage en conseil de discipline, auquel il n’aurait pu échapper sans l’intercession de son vieil ami l’inspecteur principal Hewitt. Uprichard ne se gêna pas pour lui rappeler qu’au vu de certains éléments de son passé, une mise en examen ne lui apporterait rien de bon, même si les allégations ne pouvaient être prouvées.

Lennon opta pour le congé sans solde. Après trois jours à tourner en rond chez lui, il prit l’avion pour Barcelone et atterrit dans un hôtel minable où l’on racontait que George Orwell avait séjourné pendant la guerre civile espagnole. En tout cas, les papiers peints dataient de cette époque. Mais la chambre était dotée d’un balcon qui donnait sur les Ramblas, et grâce à la douceur de la température, il y buvait une bière San Miguel le soir en observant dans la rue les touristes et les autochtones qui s’évitaient du regard. À partir de minuit, il faisait la tournée des bars à tapas pour tenter de séduire des Américaines ou des Anglaises charmées par son accent. Avec succès, la plupart du temps.

À son retour de Barcelone, il se retrouva désœuvré et prêt à accueillir le premier boulot qui se présenterait. À savoir celui-ci.

Les mains de Rankin et de Crozier s’agitaient. Ils frappaient sur la table pour appuyer leurs arguments respectifs. Les tasses tremblaient. Lennon se pencha en avant pour ne rien perdre de la scène.

Crozier leva les mains, paumes en l’air, dans une apparente tentative d’apaiser son interlocuteur. Rankin ne parut nullement pacifié et brandit un index menaçant. Crozier se renversa en arrière sur sa chaise, exaspéré, les épaules tombantes.

Lennon inscrivit ce changement de ton dans son bloc-notes. Quand il releva les yeux, Crozier était debout, sur le départ.

Tant mieux, pensa Lennon. Il pourrait rentrer et taper son compte rendu. Ensuite, il attendrait qu’on le charge d’un autre boulot pourri.

Rankin attrapa Crozier par la manche. Crozier repoussa sa main avec violence. Rankin se leva en renversant sa chaise.

« On dirait que ça se corse », dit Lennon dans la camionnette.

Rankin sortit un couteau de sa poche et l’enfonça entre les côtes de Crozier.

« Oh, putain », lâcha Lennon qui n’en croyait pas ses yeux.

Rankin retira la lame. Crozier restait debout, l’œil vitreux, bouche ouverte. Rankin le frappa à nouveau.

« Bon sang. » Lennon appuya sur le bouton de la radio réservé aux appels d’urgence et demanda de l’aide en donnant sa position. Le signal serait envoyé à tous les récepteurs du réseau.

Crozier repoussa Rankin, qui partit en arrière et renversa la chaise dans sa chute sans lâcher le couteau. Se prenant le flanc d’une main, Crozier examina le sang rouge vif sur ses doigts, puis recula en vacillant jusqu’au mur contre lequel il s’adossa.

Lennon attrapa le Glock 17 et sa carte de police dans la boîte à gants. Il sortit en trombe de la camionnette tout en fourrant la carte dans sa poche, le Glock contre sa cuisse. Le café n’était distant que de quelques mètres. Il se précipita, les yeux rivés sur la fenêtre, le bout des doigts électrisé par l’adrénaline.

Rankin se remit debout et se jeta sur Crozier. Celui-ci leva les mains pour se protéger, mais trop tard.

La lame lui transperça le cou.

Un klaxon s’éleva, suivi d’un crissement de pneus au moment où Lennon traversait la chaussée. Une femme poussa un cri dans le café. Lennon brandit le Glock. Crozier glissa le long du mur tandis que Rankin, penché sur lui, le frappait encore plusieurs fois.

Lennon se rua sur la porte qu’il enfonça de l’épaule, pointant le Glock vers Crozier qui gisait dans une mare de sang. Pas de Rankin. La femme cria à nouveau. Lennon pivota et vit que Rankin tenait Sylvia par les cheveux en appuyant la lame sur sa gorge. Sylvia haletait, les yeux écarquillés derrière ses épaisses lunettes. Rankin l’attira contre lui.

Lennon sortit sa carte, la montra à Rankin, puis la rangea. Il braqua le pistolet, sa main gauche soutenant la droite, prêt à maîtriser le recul de l’arme.

« Lâche-la, Andy. »

Rankin recula en tirant toujours Sylvia par les cheveux. Après avoir jeté un regard par-dessus son épaule, il l’entraîna derrière le comptoir pour gagner la porte de service.

« Laisse tomber, dit Lennon en le suivant. La ruelle est une impasse, avec des murs de chaque côté. Tu ne pourras pas t’échapper. »

Rankin serra plus fort sa prisonnière, pressant la lame sous son menton. Lennon vit une trace rouge sur la peau, mais il ne savait pas si c’était le sang de Sylvia ou celui de Crozier.

« Au secours, aidez-moi, gémit-elle.

— Ça va aller, Sylvia », dit Lennon au moment où il atteignait le comptoir. Il lui fit son sourire le plus rassurant. « Andy ne vous fera pas de mal. On vous aime trop, ici. Où irait-on manger des fish and chips s’il vous arrivait quelque chose, hein ? Et des chaussons à la viande ? Et du ragoût de saucisses ? Tout le monde sait qu’il n’y a pas meilleure table que chez vous. Pas vrai ? »

Sylvia ne répondit pas. Rankin reculait toujours vers la porte.

« Comment les gens réagiront-ils si Andy s’en prend à vous, hein ? Il ne pourra plus se montrer en public. Allez, Andy. Lâche-la. On va régler ça. Crozier respire encore. N’aggrave pas ton cas. »

Lennon chercha un signe d’hésitation ou de panique sur le visage de Rankin. Il ne trouva rien. Seul un regard froid et dur jaillissait de la peau burinée.

« Je vais la buter, dit Rankin, la bouche collée aux cheveux teints de Sylvia. Croyez-moi, j’hésiterai pas.

— Non, répondit Lennon en s’approchant d’un pas. Tu n’es pas con à ce point. On sait bien que tu es malin, pas vrai ? Et même si tu réussissais à t’enfuir, où irais-tu ? Andy le Dandy ne ferait jamais une chose pareille.

— Ne m’appelez pas comme ça. » Rankin pointa la lame sur Lennon. « Personne ne m’appelle comme ça sauf dans mon dos.

— Pardon, dit Lennon en levant les mains pour s’excuser, le canon du Glock dirigé vers le plafond. Je suis trop bête, moi. Pas comme toi. Tu es le cerveau de la bande, hein ? »

Rankin appliqua de nouveau la lame contre la gorge de Sylvia. « Restez où vous êtes. »