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« Là… Allonge-toi maintenant. »

Il se laissa aller contre les oreillers. Son front était pâle, luisant de sueur. Elle alla remplir un gobelet d’eau, l’aida à boire, puis lui essuya le menton avec une serviette en papier. Au contact de sa peau flasque et distendue, elle réprima une montée de larmes.

« Il ne me plaît pas, reprit-elle.

— On dit que c’est le meilleur, répliqua O’Kane. Peu importe qu’il te plaise ou non. Je le paie pour faire un boulot, pas pour être ton ami.

— Tu n’as pas besoin de lui pour Toner et les autres. » Elle jeta le gobelet et la serviette en papier dans une poubelle. « N’importe quel abruti pourrait les dézinguer.

— Surveille ton langage, chérie. Ce n’est pas très convenable pour une fille. »

Elle prit la grosse main de son père dans la sienne. « Oh, tu ne vas pas me faire la morale comme un vieux coincé. Reconnais que tu pourrais trouver d’autres gars pour s’en occuper. »

O’Kane soupira, une expiration si profonde que son torse massif parut se vider de sa substance. « Ce n’est pas pour eux que je l’engage. C’est pour Fegan. »

Orla considéra les veines éclatées qui lui striaient le visage, ses sourcils en bataille, les cernes sombres sous ses yeux. « Et si tu le laissais tranquille ? Personne n’en a plus jamais entendu parler. Il restera planqué. Quelle raison aurait-il de revenir ? »

La main de son père mollit dans la sienne. « Je ne veux plus aborder ce sujet. Tu ne me feras pas changer d’avis.

— Tes rêves ne s’arrêteront pas une fois que tu l’auras tué, continua-t-elle en lui serrant plus fort la main. Tu crois que tu iras mieux s’il est mort, mais tu te trompes. Il n’y a rien qui…

— Laisse-moi maintenant, chérie. » Il retira sa main. « Je suis fatigué.

— Très bien. » Elle se pencha pour l’embrasser, pressant les lèvres sur son front humide de sueur. Il détourna la tête.

Elle sortit et referma doucement la porte derrière elle. Puis, assise dans le fauteuil du couloir, en face de la chambre de son père, elle enfouit son visage dans ses mains et laissa échapper les longs sanglots déchirants qui lui montaient du ventre. Pour la centième fois, elle se vit écraser un oreiller sur la tête du vieil homme et le délivrer de cette chose qui lui rongeait l’esprit.

5

Sylvia Burrows se tamponna le nez avec un mouchoir en papier, les yeux larmoyants derrière ses lunettes aux verres grossissants. Elle renifla, longuement, puis s’affaissa en exhalant tout l’air de ses poumons. Dans la pièce des interrogatoires, Lennon était assis en face d’elle à la table sur laquelle était posé un bloc-notes rempli de son écriture en pattes de mouche. Il avait rédigé le rapport l’après-midi et convoqué Sylvia pour le signer le lendemain matin.

« J’ai vu trois hommes se faire tuer dans mon café, raconta Sylvia. Le premier, c’était à la fin des années 1970. Un autre en 1981, pendant les grèves de la faim, et le troisième, juste avant le cessez-le-feu. Tous, je les connaissais. Je leur ai parlé en leur tenant la main. Jamais je n’oublierai cette sensation. Le tremblement… Et puis tout qui s’arrête et devient froid. »

Elle contempla ses mains posées à plat, doigts écartés, sur la table couverte de graffitis. Des cicatrices d’anciennes brûlures marquaient sa peau flétrie, elle portait un pansement bleu à l’annulaire gauche. « Mon Dieu, comme je vieillis », dit-elle.

Lennon se pencha en avant et mit ses mains sur les siennes. Elle les prit et les serra.

« Vous êtes quelqu’un de bon », dit-elle.

Il eut envie de reculer. De répondre que non, il n’y avait guère de bonté en lui.

« Et un beau jeune homme, continua Sylvia en tournant et palpant ses mains pour les examiner. Je ne me suis jamais mariée, vous savez. J’ai été souvent courtisée, mais je n’ai jamais pu me décider. Il y avait trop d’hommes que je trouvais séduisants. C’était mon point faible. Les hommes beaux. »

Lennon lui rendit son sourire. « Merci d’avoir répondu à mes questions. J’espère que vous témoignerez au tribunal, si l’affaire passe en jugement.

— Je ne suis jamais allée au tribunal, déclara-t-elle en lui lâchant les mains. Deux fois, j’ai vu les visages de ceux qui avaient tiré. J’aurais pu les dessiner. Je m’en souviens encore maintenant… Et puis j’ai reçu des coups de téléphone tard le soir, des balles dans ma boîte aux lettres. J’avais peur, alors je n’ai pas témoigné. Mais cette fois, je le ferai. »

À nouveau, elle le saisit par les poignets.

« Merci, dit Lennon. Vous serez en sécurité, je vous le promets. Il n’y a rien à craindre.

— Oh, je n’ai plus rien à craindre, répondit-elle, le visage soudain durci. Il faut se soutenir les uns les autres. Mon Dieu, tous ces gens qui s’entre-tuent alors qu’ils sont du même bord. Si on ne peut pas faire confiance à son entourage, vers qui peut-on se tourner, alors ? »

Lennon se dégagea de son étreinte avec un sourire crispé. « Heureusement qu’il y a des gens comme vous », dit-il.

Ils furent interrompus ; on frappait à la porte. L’inspecteur principal Uprichard l’entrouvrit.

« Je peux vous parler une minute ? »

Assis à côté du bureau d’Uprichard, l’inspecteur principal Dan Hewitt regardait Lennon. Les deux hommes étaient sortis ensemble de Garneville. Hewitt avait grimpé plus haut dans les échelons, bien qu’il fût d’un an plus jeune que Lennon, âgé de trente-six ans. Il était intelligent, fin stratège, le profil idéal de la Branche du Renseignement C3. Tandis que Lennon poursuivait une carrière laborieuse au sein de la C2 affectée aux crimes graves, Hewitt se hissa dans la hiérarchie fraîchement reconstituée de la Branche Spéciale, qui, depuis le cessez-le-feu, ne semblait plus absolument nécessaire à la nouvelle police nord-irlandaise.

Pourtant, tout le monde connaissait la nature exacte de la C3, que l’on appelait encore Branche Spéciale, hormis dans les cases de formulaires ou lorsqu’on s’adressait à la presse. Les membres de la C3 travaillaient dans des bureaux à l’écart de leurs collègues, fermés par des portes aux codes électroniques qui leur garantissaient un silence hors écoute. Depuis une dizaine d’années, la Branche Spéciale avait sauvé un nombre incalculable de vies grâce à ses agents de renseignement et à une surveillance constante des groupes paramilitaires. Mais elle n’obéissait à aucune règle, de même que le MI 15 et la 14e Intelligence Company[6]. Chaque unité, en collaboration avec les autres mais le plus souvent sans concertation, hors-la-loi bien que pourvoyant à une nécessité, organisait ses propres opérations dont elle ressortait avec du sang sur les mains. Depuis le processus de paix, certains considéraient la Branche Spéciale comme un reliquat inutile, voire dangereux, du rôle quasi militaire endossé par la police depuis une trentaine d’années. Pour d’autres, cette « force » au sein des forces de l’ordre conservait une fonction vitale tant que les groupes paramilitaires demeureraient actifs. Cela dépendait de la colère qu’on éprouvait sur le moment : envers la C3, ou envers ses ennemis.

La chaise sur laquelle se balançait Uprichard produisait un grincement qui agaçait Lennon.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il.

Uprichard semblait mal à l’aise.

Hewitt se frotta le menton.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » répéta Lennon.

Uprichard se tourna vers Hewitt. « C’est vous qui vouliez le voir, pas moi. »

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6

14 Intelligence Company, ou « 14 INT » : unité de renseignements créée en 1972 pour exécuter des missions de surveillance et de reconnaissance de proximité face aux terroristes armés de l’IRA.