Orla frappa à la porte du Bull. Un grognement s’éleva de l’autre côté.
« P’pa ?
— Attends, dit la voix à l’intérieur.
— P’pa ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— N’entre p… »
Elle poussa la porte. Bull O’Kane était étendu sur le sol entre son fauteuil et son lit, en nage, la respiration haletante. Il leva les yeux vers le Voyageur.
« Qu’est-ce qui s’est passé, p’pa ? »
Le Bull déplaça son regard sur sa fille. « Entre, et ferme cette putain de porte. »
Orla se précipita et claqua la porte au nez du Voyageur.
« Bordel », dit le Voyageur.
Le Bull avait eu l’air d’une coquille vide gisant à terre, tellement faible qu’il ne tenait même plus debout. Des grognements et des plaintes franchirent la porte, les sons émis par une femme forte qui soulevait un vieillard fragile. C’était vraiment pathétique. Ça craint, pensa le Voyageur.
Il écouta les voix qui se répondaient telles des balles qu’on échange, calmes et fermes d’abord, plus en colère ensuite. Quelques minutes s’écoulèrent, puis la porte s’ouvrit à nouveau. Orla passa devant le Voyageur, le visage congestionné, les lèvres serrées. Elle lui signifia d’un geste de la tête qu’il devrait entrer.
« Si t’as encore quelque chose dans la cervelle, dit Bull O’Kane sans se lever de son fauteuil, tu me prendras pas pour un faible.
— J’oserais jamais », répondit le Voyageur en affichant son air le plus sérieux.
O’Kane le surveilla un instant, le souffle court. Il s’essuya le front avec sa manche. « Toi non plus, tu me parais pas trop en forme.
— J’ai connu mieux », répliqua le Voyageur. Il se détendit les épaules en les faisant tourner sur elles-mêmes. Sa peau le démangeait sous le bandage du poignet gauche.
« C’est peut-être pour ça que tu es tellement crétin. »
Le Voyageur lui adressa un clin d’œil. « Il n’y a pas de crétins dans cette pièce.
— Ne fais pas le lèche-cul », dit le Bull en se penchant en avant. Ses mains tremblaient sur les accoudoirs. « Tu as de la chance que je n’aie pas ordonné qu’on te règle ton compte. Tu sais ce qui va se passer, maintenant ?
— Oui. » Le Voyageur avança d’un pas. « Faites ce que vous voulez de la femme et de la môme. Payez-moi, et je suis parti.
— Non ». Le Bull se laissa aller en arrière dans son fauteuil. « Ce qui va se passer, c’est qu’il va venir les chercher.
— Gerry Fegan ? »
Le Bull hocha lentement la tête, sans quitter des yeux le Voyageur.
« Il ne sait pas où elles sont, dit le Voyageur.
— Il trouvera. Et il viendra. »
Le Voyageur sourit. « Alors vous pourrez me regarder lui casser le cou. C’est bon, comme ça ? »
Le Bull ne bougeait pas, perdu dans ses pensées. « Tu es sûr que tu peux l’avoir ? demanda-t-il enfin.
— Oui.
— Si tu te trompes, il nous tuera tous.
— Je suis sûr », déclara le Voyageur.
Le Bull inspira, retint sa respiration, la relâcha, et prit sa décision. « Très bien. Fais-les entrer maintenant. »
80
Le portable de Lennon sonna quand il se gara à dix mètres de chez Hewitt. Il fit signe à Fegan de garder le silence et prit l’appel.
« Où êtes-vous ? demanda l’inspecteur principal Uprichard.
— Sur une piste.
— Lisburn a appelé… Ils ont rassemblé une unité. Les officiers sont en route pour Carrickfergus en ce moment. Ils seront furax si vous n’êtes pas là pour les accueillir, après les avoir convoqués.
— J’ai autre chose à faire. » Lennon raccrocha.
Fegan indiqua la grande maison, derrière la barrière de sécurité. « Qui est-ce ?
— L’inspecteur principal Dan Hewitt, expliqua Lennon. Un de mes amis. En tout cas, il l’était autrefois. Branche Spéciale.
— Bon sang.
— Tant qu’à faire. Tu sais comment ça marche. Ils sont intouchables.
— Il t’a vendu, toi et Marie ? demanda Fegan.
— Exact.
— Belle baraque. Ancienne. Quatre, cinq chambres. Combien gagne un flic de la Branche Spéciale ?
— Pas assez pour se payer une grosse maison dans ce quartier de Belfast. » Un mouvement accrocha l’œil de Lennon. « Attends. »
La barrière électrique s’ouvrit et une voiture de police banalisée sortit. Lennon descendit de l’Audi, Fegan le suivit. Ils s’approchèrent. Le temps que la voiture tourne dans Lisburn Road, ils réussirent à se glisser de l’autre côté de la barrière qui se refermait. Une lampe de sécurité, déclenchée par la sortie de la voiture du policier, baignait le jardin et l’allée centrale d’une vive lueur blanche. Derrière les grandes fenêtres aux rideaux de voile, Hewitt était assis et buvait un verre, son épouse Juliet près de lui. Un large pansement lui couvrait l’arête du nez. Lennon distingua les bleus qui cernaient ses yeux rougis.
« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Fegan.
— Aucune idée. Ne te montre pas. »
Fegan se perdit dans les ombres que le spot de sécurité n’atteignait pas.
Lennon cogna du poing contre la porte. Juliet vint à la fenêtre et écarta le voilage. Elle regarda une seconde ou deux puis tourna la tête pour dire quelque chose par-dessus son épaule. Lennon frappa encore la porte. Les mains de Juliet s’agitèrent, elle pointa Hewitt du doigt en se disputant avec lui et disparut. Lennon attendit. Il écouta.
Comme rien ne se passait, il asséna trois grandes claques du plat de la main sur le battant. « Ouvre, Dan. »
La porte s’ouvrit de dix centimètres, et Juliet passa la tête. « Bon sang, Jack, qu’est-ce que tu fabriques ? » Elle serra son peignoir autour d’elle. Ses yeux étaient rouges et pleins de larmes. « Tu vas encore réveiller les enfants. J’en ai déjà assez enduré ce soir, alors ne te… »
Lennon poussa la porte et entra.
Juliet l’attrapa par le bras, mais il se dégagea.
« Dan ! cria-t-elle. Dan, appelle quelqu’un. Je ne veux pas de ça. Pas ce soir, pas en plus de tout le reste. »
Elle vit Fegan émerger de l’ombre. « Qui êtes-vous ? » Puis elle se tourna vers Lennon : « Jack, qui est-ce ? »
Sans répondre, Lennon pénétra dans le salon. Hewitt était assis sur le canapé, courbé sur un verre vide et une bouteille de gin. Il se figea en voyant Fegan entrer derrière son vieil ami. Ses yeux passèrent d’un homme à l’autre.
Il cligna des paupières, toussa, réussit à produire un sourire qui sembla lui fendre la tête en deux. « Bon sang, Jack. Tu as de mauvaises fréquentations ces temps-ci. »
Une cannette de Coca était posée à côté du verre, sur la table basse. Sous les yeux de Lennon et de Fegan, il versa deux doigts de gin qu’il arrosa avec le reste de Coca. L’odeur écœurante du genièvre emplit le nez et la gorge de Lennon.
« Il est tard pour rendre visite », dit Hewitt, la voix dure, assourdie par le pansement qui lui couvrait le nez. Des marbrures violettes s’étalaient sous ses yeux vitreux injectés de sang. « Qu’est-ce que tu veux ?
— Qu’est-ce qu’il a fait d’elles ? » demanda Lennon.
Hewitt grimaça en accusant la brûlure de l’alcool. Il avala, toussa, et posa le verre sur la table. « De quoi tu parles, Jack ? »
Lennon s’approcha. « Je te préviens, Dan. N’essaie pas de m’entuber. Pas cette fois. »