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Hewitt soupira. « Quelles sont tes chances ? »

Lennon regarda tour à tour les deux hommes. « Mes chances de quoi ?

— De faire condamner Rankin. »

Lennon se mit à rire, puis reprit son sérieux en voyant Hewitt froncer les sourcils. « Tu plaisantes ? »

Hewitt attendait en silence.

« J’ai quelqu’un qui l’a vu poignarder Crozier et se déclare prêt à témoigner, dit Lennon. J’ai une victime qui survivra et pourra l’identifier. J’ai une arme portant le sang de Crozier et les empreintes de Rankin. J’ai le sang sur ses vêtements. Je continue ? »

Le visage de Hewitt s’empourpra. Des perles de sueur apparurent sur son front. « Quel merdier, souffla-t-il. Il n’y a pas moyen de le tirer de là ? »

Lennon se pencha en avant. « De le tirer de là ? À part une machine à remonter le temps, rien ne peut empêcher Dandy Andy Rankin de partir à Maghaberry. J’ai peut-être raté quelque chose, mais il me semblait que c’était plutôt bien de l’envoyer en cabane. Non ?

— Ce n’est pas l’avis de tout le monde, répondit Hewitt. Écoute… Est-ce que tu es obligé de saisir le procureur pour tentative de meurtre ? Pourquoi pas pour coups et blessures ? Une bagarre qui a dérapé. Sans intention de donner la mort. »

Lennon ravala sa colère. « Va à l’hôpital, regarde le trou dans la gorge de Crozier, et dis-moi que Rankin n’a pas essayé de le tuer. Encore heureux qu’il n’ait pas touché la…

— Alors, un cas de légitime défense ? Il y avait beaucoup d’agitation dans le café à ce moment-là. Tu t’es dûment présenté comme officier de police ?

— J’ai montré ma carte, oui. Bon sang, il tenait cette pauvre Sylvia Burrows avec un couteau sous la gorge.

— Quel merdier », répéta Hewitt.

Lennon se renversa en arrière contre le dossier de sa chaise. « Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer en quoi c’est dérangeant de coffrer une ordure comme Rankin ? »

Uprichard toussota. « Jack… Vous savez que nos collègues à la C3 fonctionnent parfois de manière mystérieuse. Ils détiennent des informations auxquelles nous, simples policiers, n’avons pas accès. Cette affaire a peut-être des implications que nous ne…

— Rankin a un pouvoir énorme sur son territoire à Belfast », interrompit Hewitt.

Sans se soucier de l’agacement qui se peignait sur les traits d’Uprichard, il poursuivit : « Tout le monde s’incline devant sa loi. Il contrôle les dealers qui, sans lui, vendraient leur came aux gosses. Il empêche les petits voyous de s’entre-tuer. C’est peut-être une ordure, je te l’accorde, mais c’est une ordure utile.

— C’est un mouchard ? »

Hewitt inclina la tête. « Jack. Tu sais bien qu’on ne pose pas ce genre de question.

— Réponds-moi. C’est une balance ?

— Ça ne te regarde pas. En tout cas, parmi les loyalistes, Rankin est l’un des rares qui fait régner l’ordre autour de lui. C’est pareil de ton côté. Quand McKenna et McGinty ont été assassinés, toute la communauté républicaine aurait pu plonger, mais la direction a resserré les vis et tout le monde a filé doux.

— De mon côté ? Ça veut dire quoi, ça, bordel ?

— Jack… », commença Uprichard d’une voix sinistre.

Hewitt écarta les mains, paumes tournées vers le haut pour énoncer une évidence.

« Ça veut dire que tu es catholique, c’est tout. Tu viens de cette communauté. »

Lennon s’apprêtait à se lever, sans savoir ce qu’il allait faire, quand Uprichard s’interposa. « Jack, calmez-vous. Laissez-le terminer. »

Lennon se rassit, croisant les doigts avec raideur.

Hewitt sourit. « Tu sais combien les républicains maintiennent l’ordre à bord. Pas les loyalistes. Ils tueraient père et mère pour sortir du lot. Rankin est une vraie force de stabilisation dans ce magma. Si on la retire, Dieu sait ce qui peut arriver. »

Lennon regarda Hewitt droit dans les yeux. « C’est toi qui parles, là ? Ou le secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord ?

— Coups et blessures involontaires, Jack. Sans intention de donner la mort. Il écopera d’une peine même s’il plaide non coupable. Ce qu’il fera, je te le garantis. Tu mettras Rankin à l’ombre et tu en retireras tout le bénéfice. Ce sera ton arrestation, ton affaire. On te louera pour ta courageuse intervention, pour les premiers secours que tu lui as apportés tout en assurant la protection de cette brave femme. Il pourrait y avoir une recommandation pour toi à la clé. Si tu interroges Rankin à l’hôpital, il te refilera peut-être quelques tuyaux. Je ne serais pas surpris qu’on te reprenne dans une MIT. »

Lennon le fixait toujours dans les yeux. « Coups et blessures avec préméditation.

— Non. S’il tombe sur le mauvais juge, il pourrait être condamné à la perpétuité.

— On ne lui donnera que cinq ans avec un simple coups et blessures, probablement moins s’il coopère. Ce qui veut dire deux ans et demi, au plus, s’il se comporte bien en prison. Sachant qu’il tirera une bonne partie en préventive. »

Hewitt soutint son regard. « Je veillerai à ce que le procureur demande le maximum.

— Tu déconnes ou quoi ?

— L’inspecteur principal Gordon a une place qui se libère dans sa MIT, dit Uprichard. Un des gars de l’unité, Charlie Stinson, part pour une mission d’un an en Afrique du Sud. Je suis sûr que Gordon aurait besoin de vos services.

— Tu étais le meilleur de nous tous, à Garneville, poursuivit Hewitt. Meilleur que moi, même. Ne t’enfonce pas à cause d’un sale type comme Rankin. Du reste, au vu de ton passé récent, il vaudrait mieux ne pas jouer la carte de l’honneur. Tu t’en es bien sorti avec l’histoire de Patterson. Tu as une dette envers moi. »

Lennon se prit la tête dans ses mains et soupira. « Putain… »

6

Parfois, les rêves poursuivaient Gerry Fegan après son réveil. Il savait que la frontière entre son esprit et cet autre monde était solide, mais les rêves réussissaient quand même à la franchir. Quelques mois auparavant, il noyait ses terreurs nocturnes dans le whisky. À présent qu’il était sobre, elles remontaient et débordaient en force sur le matin.

Malgré ça, rien ne pouvait être pire qu’avant, quand les ombres des morts le suivaient dans les rues écartées de Belfast.

Il rejeta les couvertures afin de sortir complètement du sommeil en s’exposant à l’air humide. Alors que sa conscience reprenait le dessus, les silhouettes des rêves collaient encore aux murs. Il cligna des yeux pour les chasser, se massa les paupières de ses paumes rugueuses tandis que le bruit de la rue filtrait par l’unique fenêtre de la chambre, puis s’assit sur son lit de camp et posa les pieds par terre.

Sa cicatrice le démangeait, un soleil rose vif sur son épaule gauche, couturée par l’aiguille d’un amateur. Il la frotta de sa main pour calmer l’irritation, étira ses bras douloureux, ses épaules brisées de fatigue.

Les Doyle voulaient le voir aujourd’hui sur le chantier. Il se rongeait les sangs depuis que Tommy Sheehy l’avait pris à part pour le prévenir, la veille juste avant la fin du travail. Frères jumeaux, avec leurs faces rondes et joviales, les Doyle distribuaient de grandes claques dans le dos des ouvriers, plaisantaient, glissaient parfois un billet dans une poche en accompagnant leurs paroles d’un clin d’œil : « Va te payer un coup à boire, mon gars, t’as bien bossé. »

Et les ouvriers souriaient, hochaient la tête, remerciaient, sans jamais croiser le regard des frères Doyle. Ils en parlaient pendant la pause, en avalant leurs sandwichs et en buvant le café qu’ils apportaient dans des thermos. Fegan ne se mêlait pas aux conversations. On avait compris qu’il n’était pas du genre bavard, mais il écoutait. Les gars racontaient que Packie Doyle avait donné le foie d’un homme à manger à son chien. Que Frankie Doyle avait obligé un homme à couper le petit doigt de sa femme devant ses enfants. Pour avoir fréquenté assez de durs dans sa vie, Fegan n’accordait guère de crédit à ces « rumeurs », mais il savait aussi que la vérité était sans doute pire.