« Vous avez vieilli, dit l’homme. Allez-y. Tout droit, jusqu’à la maison. Quelqu’un vous accueillera à la porte. Faites ce qu’on vous dit. Pas de conneries. »
Le portail s’ouvrit avec une lenteur mécanique. Fegan s’avança sans répondre. Le bitume grossier de la route fit place à du gravier sous ses pieds.
Dans une trouée entre les arbres apparut une vaste pelouse, fendue par l’allée qui remontait jusqu’à l’imposante bâtisse. Des plates-bandes fleurissaient çà et là, ainsi que de petits jardins de rocaille enclos entre des buissons. Une fontaine dépourvue d’eau s’élevait au centre de l’esplanade en demi-cercle devant la maison. Fegan regarda les grandes portes en bois s’ouvrir à son approche.
Une femme de large carrure, en tailleur-pantalon, descendit les marches, suivie d’un homme vêtu d’un jean et d’une veste kaki comme son collègue au portail. La bosse qui déformait le tissu du vêtement ressemblait fort à un pistolet.
La femme fit un pas en avant. Elle avait les traits durs, des yeux étroits, des lèvres minces. Son maquillage ne parvenait pas à dissimuler l’hématome qui bleuissait sa joue. Sa bouche s’étira en un sourire sans joie.
« On vous attendait, dit-elle. Venez avec moi. »
86
Orla O’Kane traversa le vestibule et conduisit Fegan au salon. Elle présenta l’homme qui les talonnait. « Charlie Ronan. Si vous bougez d’un seul centimètre, il vous descend. Vous comprenez ? »
Fegan hocha la tête. Ronan sortit un petit pistolet de la poche de sa veste.
Orla considéra le célèbre Gerry Fegan. Grand et mince, mais fort. Un visage taillé dans le silex.
« Vous avez l’air fatigué, dit-elle.
— Oui.
— Comment nous avez-vous trouvés ?
— Un flic. Il m’a tout raconté.
— Un flic ? Quel flic ?
— Je ne me rappelle pas son nom. Il a une grosse maison du côté de Lisburn Road.
— Dan Hewitt.
— Peut-être.
— Vous êtes venu comment ?
— En voiture.
— Où est-elle garée ?
— Un peu plus loin sur la route, répondit Fegan en faisant un signe du pouce par-dessus son épaule. Une Audi. Je l’ai volée à Lisburn. Vous pouvez envoyer vos gars pour vérifier. »
Orla le détailla de la tête aux pieds, l’observant dans sa totalité. Qu’avait-il donc de particulier, cet homme mince et triste, pour hanter les rêves de son père ? Quand leurs regards se croisèrent, un froid la saisit. Elle détourna les yeux.
« Je reviens tout de suite », dit-elle en quittant la pièce.
87
Le Voyageur rêva d’enfants aux membres arrachés, de corps entassés les uns sur les autres, de petits yeux vides contemplant les cieux. Il rêva de bûchers embrasés et de chair qui brûlait. Il rêva du garçon qui s’était jeté vers lui, un AK47 dans une main, un journal dans l’autre. Treize ou quatorze ans, à peine.
Trois brèves rafales de son MP5 l’avaient fauché. Dans son rêve, le gamin mordait la poussière en flottant comme un morceau de tissu, l’AK47 tombait d’un côté, le journal de l’autre. Mais un courant d’air emporta le journal qui décrivit un cercle avant de se poser doucement aux pieds du Voyageur.
Il regarda le papier froissé. Là, sous ses yeux, son propre visage. Les lettres du gros titre s’assemblaient en formes qui signifiaient « soldat » et « tué », le texte imprimé sous la photo se faisait plus net, un nom surgissait et…
Réveille-toi.
… les lettres constituaient des mots, des mots qu’il pouvait comprendre s’il le voulait vraiment, pour la première fois depuis qu’on avait retiré le morceau de Kevlar de sa tête, s’il le décidait…
Allez, réveille-toi.
… s’il décidait de les affronter mais il en était incapable, et pourtant, impossible de s’en détourner, les mots brûlaient…
« Réveille-toi, sale manouche, espèce de paress… »
Avant même qu’il eût conscience d’être éveillé, le Voyageur debout serrait dans ses mains la trachée d’un homme trapu dont le visage passait du rouge au violet.
« Comment tu m’as appelé ? » demanda-t-il en chassant le sommeil de ses yeux.
O’Driscoll le saisit aux poignets pour tenter de se libérer.
« Comment tu m’as appelé, gros connard ? »
O’Driscoll ouvrait et fermait la bouche, à court d’air. Il essaya de glisser les doigts entre ceux du Voyageur mais ne trouva pas de prise, malgré sa force. Le Voyageur émergeait du sommeil. La pièce tout autour se resserra dans sa vision périphérique, le lit d’hôpital sur lequel il était allongé depuis une éternité, semblait-il, le mobilier propre et fonctionnel, le sol carrelé. Il lâcha la gorge de l’homme.
O’Driscoll s’effondra à terre en se tenant le cou, asphyxié.
« Respire, dit le Voyageur. Lentement, profondément. Allez, respire. »
O’Driscoll parvint à faire entrer un peu d’air, l’expulsa aussitôt en toussant. Il roula sur le flanc et cracha par terre.
« Espèce d’enfoiré », dit le Voyageur.
Le blanc crayeux qui était la couleur normale de O’Driscoll revint à ses joues. Son souffle s’apaisa. « Pourquoi vous avez fait ça ? demanda-t-il entre deux inspirations.
— J’aime pas qu’on m’espionne.
— Je voulais juste vous réveiller, protesta O’Driscoll en s’asseyant péniblement. Ils m’ont chargé de venir vous dire que le gars, Fegan, était arrivé. »
Le cœur du Voyageur accéléra. De joie, de peur, ou bien les deux. « Il est là ?
— En bas. Le Bull veut que vous soyez à côté de lui quand on le fera monter. »
Le Voyageur hissa O’Driscoll en le tenant par les revers de sa veste.
« Putain, mais pourquoi tu l’as pas dit plus tôt ? »
O’Driscoll ne put que le regarder en clignant des yeux, mâchoire tombante. Le Voyageur lâcha la veste. Il était déjà sorti de la pièce quand O’Driscoll s’effondra en tas sur le sol. Un instant, tandis qu’il fonçait dans le couloir, une image d’un garçon tenant un AK47 et un journal dans les mains dansa dans son esprit. La photo bredouillait quelque chose qu’il ne parvenait pas tout à fait à resituer.
88
Fegan était debout dans le salon, les bras le long du corps. De l’autre côté de la pièce, Ronan le regardait, balançant son inutile pistolet contre sa cuisse.
Fegan savait qu’en cinq pas il traverserait l’espace qui le séparait de lui avant qu’il n’ait le temps de réagir, et qu’il le désarmerait sans que Ronan ne puisse appuyer sur la détente. Mais après ? Mieux valait ne pas bouger et attendre.
Ils se tenaient ainsi depuis dix minutes maintenant ; pas un mot n’avait été échangé depuis l’entrée de Fegan. Il ferma les yeux et laissa son esprit se reposer. L’image d’un visage dans un journal jaillit en un brillant éclair dans sa conscience, mais disparut aussitôt, emportant l’odeur de la chair qui brûlait. La sueur lui vint au front. Son estomac se souleva. Un poids se déposa dans son ventre, dense, écœurant, insistant. Il déglutit, pris d’un froid qui le saisissait de la poitrine au bas-ventre, puis descendait le long de ses jambes et de ses mollets, jusqu’aux semelles de ses chaussures. Il frissonna comme un cheval qui s’ébroue de joie et d’épuisement.
Lorsque Fegan rouvrit les yeux, il vit Orla O’Kane à côté de la porte ouverte. Quelque chose passa sur son visage, que Fegan identifia aussitôt tel un frère perdu mais qu’on n’a pas oublié. La peur, douce et docile, la seule émotion qu’il reconnût de vue.