« Venez », dit-elle en baissant les yeux pour éviter son regard.
Ronan indiqua que Fegan devait suivre Orla jusqu’au grand vestibule. Fegan s’exécuta, heureux d’être en mouvement, heureux d’en finir. Le costaud ferma la porte et les rattrapa tandis qu’ils traversaient le hall et se dirigeaient vers l’escalier.
Le cœur de Fegan accéléra pendant l’ascension. L’escalier débouchait sur un balcon, puis se repliait sur lui-même en entourant un espace dominé par un plafond en vitrail. La lumière du matin qui filtrait par le verre colorait les murs d’orangés, de verts et de rouges. Parvenue au premier étage, Orla tourna à droite dans un couloir menant à l’aile est. Ronan agrippa l’épaule de Fegan pour le guider derrière elle.
Une demi-douzaine de pièces donnaient dans le couloir, mais Orla ne s’arrêta pas avant d’avoir atteint la double porte au fond. Elle ouvrit les battants en un geste ostentatoire et passa à l’intérieur. Fegan entra dans la chambre, où l’accueillit une sourde odeur d’excréments humains. Il s’immobilisa mais Ronan le poussa de l’avant. Fegan s’arrêta lorsqu’il posa le pied sur la fine bâche en plastique.
« Salut, Gerry », dit O’Kane, les lèvres entrouvertes en un sourire tordu.
Le Bull était assis dans un fauteuil roulant, une couverture remontée sur ses genoux jusqu’à hauteur du nombril. Le fauteuil, équipé d’un haut dossier et de roues de petite taille, ressemblait aux véhicules sur lesquels les brancardiers d’hôpital transportent les invalides dans des couloirs qui sentent l’antiseptique. La peau du Bull pendait sur son visage. Ses yeux brillaient d’un éclat trop vif dans les orbites sombres, ses joues étaient profondément creusées. Une bulle de salive luisait à l’un des coins de sa bouche.
Deux hommes se tenaient de chaque côté du fauteuil. Fegan en reconnut un. Ben O’Driscoll, qui avait écopé d’une courte peine à Maze pendant que lui-même tirait la sienne. Il avait des mains grasses et la stature d’un pugiliste, épais du torse, large d’épaules. Mais l’autre type, c’était autre chose. Beaucoup plus dangereux. Taille moyenne, fin et musclé, les yeux morts. Un tueur. Fegan le reconnut à son odeur, parmi toutes celles qui se mêlaient dans l’atmosphère. Il sut avec certitude que c’était l’homme dont Tom le barman avait parlé, celui qui rôdait dans Belfast depuis quelques jours.
À en juger par le volume de la pièce, Fegan devina qu’il devait s’agir d’une salle commune à l’usage des patients de la maison de retraite. Tous les meubles avaient été poussés à la hâte contre les murs. Des tables en formica, entassées à côté de sièges en vinyle, le tout surmonté de tableaux peignant la campagne autour de Drogheda. Il n’y avait rien au sol, hormis les six personnes debout sur le plastique qui recouvrait le parquet.
« Où sont Marie et Ellen ? demanda Fegan.
— Ne t’inquiète pas pour elles, répondit O’Kane.
— Moi contre elles.
— Ça, c’était le deal la dernière fois. » O’Kane hocha la tête. Puis il partit d’un rire aigu, haché. « Les choses ont tourné différemment, pas vrai ? Cette fois non plus, ça ne marchera pas. »
Orla s’approcha. Elle sortit un mouchoir en papier de sa manche et essuya la salive sur la bouche de son père. Il repoussa brutalement sa main.
« Papa, dit-elle en se penchant vers lui. Je n’ai pas envie de voir ça.
— Très bien, chérie. Sors, va te promener. Je t’appellerai quand ce sera fait. »
Orla évita le regard de Fegan en passant. Il entendit la double porte se refermer dans son dos, puis des pas qui s’éloignaient. Cinq personnes dans la pièce maintenant. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de Ronan qui se reposait contre le mur. Fegan nota la position de chacun. L’homme debout à la droite de O’Kane, le tueur, s’avança.
« Je voudrais te présenter un de mes amis, dit le Bull. Il meurt d’envie de faire ta connaissance. »
89
Lennon remonta lentement le bord de la rivière en s’enfonçant dans la boue. Des cygnes l’observaient depuis les eaux peu profondes, tandis que d’autres se dandinaient entre le mur et l’eau. Ils sifflèrent en dressant la tête, ailes ouvertes, lorsque Lennon s’approcha. Il rasa le mur pour les dépasser.
Un portail gardait une ouverture pratiquée dans la vieille pierre, à l’extrémité d’un jardin paysager qui se poursuivait jusqu’à l’eau. Le terrain avait été remblayé, des bancs et des tables de pique-nique étaient disposés sur la pelouse. Une bouée de sauvetage se balançait à un pilier sur le court ponton de bois. Au sec, une petite barque à rames gisait sur la rampe d’accès. Les patients de la maison de retraite devaient profiter de cet endroit pour se détendre quand le temps le permettait.
Il gagna le portail et regarda par les interstices. Un large sentier coupait la pelouse soigneusement entretenue et rejoignait l’arrière de la maison. Des volets aveuglaient la plupart des fenêtres. Le silence enveloppait l’endroit comme un linceul. Lennon se colla aux barreaux pour parcourir des yeux les environs. Rien ne bougeait. Il ne vit que des pies qui se disputaient un reste de nourriture près d’une porte de service. Une issue de petite taille, fonctionnelle, sans doute un ancien accès des domestiques aux cuisines, songea Lennon.
À peine visible au coin de la maison, un escalier de secours avait été installé sur le côté ouest, hideuse construction en acier alternant volées de marches et paliers.
Sur la droite, il n’y avait que des terrains en plein air, rien qui puisse le protéger s’il essayait d’atteindre l’escalier. Il distinguait seulement un bosquet, à gauche, tampon formé par les arbres entre le mur et le jardin qui longeait le flanc est de la maison. Une fois le portail franchi, il pourrait peut-être s’y mettre à couvert, puis foncer sur la porte devant laquelle les pies se battaient pour leur pitance.
D’épais rouleaux de fil barbelé augmentaient la hauteur du portail d’une cinquantaine de centimètres. Lennon recula pour examiner l’ensemble. Il pouvait franchir le portail, mais les barbelés le réduiraient en charpie. Le mur atteignait bien trois mètres ; il n’avait aucun espoir de réussir à l’escalader, à moins que…
Dans le jardin paysager au bord de l’eau, il s’accroupit près d’une table de pique-nique qui n’était pas fixée au sol et en testa le poids. Lourde, mais pas intransportable. Il se campa sur ses deux pieds écartés, empoigna chacun des bords. Il tira la table plus facilement qu’il ne s’y était attendu, grâce à l’herbe humide et glissante. En quelques minutes d’effort, il la poussa contre le mur. Il grimpa et effleura le sommet du bout des doigts. Des tessons de verre, comme il le pensait, fichés dans le béton. Il y avait de quoi s’attirer un procès, à coup sûr. N’importe quelle compagnie d’assurances se montrerait hésitante, au cas où un cambrioleur déposerait une plainte pour lacération, mais Lennon imaginait que Bull O’Kane ne s’embarrassait pas de tels scrupules.
Il ôta sa veste et la plia pour en faire un coussin. Se hissant sur la pointe des pieds, en équilibre sur la table, il couvrit les tessons avec la veste. Sur la rive, les cygnes surveillaient l’opération d’un œil intéressé. Lennon prit une grande inspiration, se hissa et releva les genoux, grimaça quand les pointes acérées lui transpercèrent les rotules, puis dégagea les jambes. À travers le tissu, le verre s’attaqua à ses cuisses. Il passa de l’autre côté du mur en se retenant au sommet. Les tessons lui cisaillèrent l’avant-bras, déchiré par le poids de son propre corps quand il lâcha prise.