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Il tomba près d’un talus planté d’oseille, sa manche de chemise en lambeaux, roula au bas de la pente herbue et heurta un tronc d’arbre, étouffant un cri. La douleur lui vrilla les côtes. Une coulure rouge s’étala sur sa chair à vif, longue de quinze centimètres. Il se rétablit en position assise, dos contre l’arbre, et examina la blessure. Ce n’était pas si méchant, finalement, juste une éraflure. Une chance, ça aurait pu être pire. Arrachant les feuilles d’oseille à pleines poignées, il essuya le sang frais et brillant puis appuya sur la plaie.

Le souffle rauque, oppressé, il guetta un bruit ou un mouvement dans le jardin derrière les arbres. Rien ne bougeait. Il se mit péniblement debout. Un tas de feuilles toujours pressé sur son avant-bras, il s’avança parmi les taillis en se tenant suffisamment en retrait de la lisière des arbres pour rester caché, mais assez près pour voir la maison et les terrains au-delà. Les deux pies se disputaient toujours, à celle qui mangerait plus que l’autre devant la porte de la cuisine.

Il continua à marcher, tout droit jusqu’à ce qu’il eût atteint le coin est de la bâtisse. Quinze ou vingt mètres le séparaient de la maison. Il regarda côté sud et vit les pelouses s’abaisser vers le lointain, sectionnées par une longue allée carrossable. Lâchant les feuilles tachées de sang, il prit une inspiration, compta jusqu’à dix et piqua un sprint.

Il colla son dos au grès près de la première fenêtre. Retenant son souffle, il tendit l’oreille. Aucun mouvement, aucune voix menaçante, aucun bruit de pas sur du gravier. Il expira. Des étincelles dansaient devant ses yeux. Il se pencha en avant et remonta le long du mur en passant sous les rebords des fenêtres. De petits cailloux roulaient sous ses pieds. La porte de service n’était plus qu’à douze mètres, onze maintenant, neuf, six…

Les pies poussèrent des cris et s’élancèrent vers le ciel dans une envolée de blanc et de noir, abandonnant derrière elles les restes d’un plat chinois à emporter.

La porte s’ouvrit et une femme sortit sur le gravier. Ses larges épaules cachaient le soleil levant. Elle prit un paquet de cigarettes dans la poche de sa veste, en attrapa une avec ses dents. La flamme de son briquet s’alluma et brûla le temps d’embraser le tabac. Elle tira une grande bouffée. Une toux râpeuse monta de sa poitrine. Elle se couvrit la bouche d’une main, en proie à une quinte. Une fois l’accès passé, elle pivota et se trouva nez à nez avec le Glock que Lennon pointait sur elle. Elle jeta sa cigarette.

« Emmenez-moi voir Ellen, ordonna Lennon. Conduisez-moi à Marie. »

La bouche de la femme s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit.

« Tout de suite », dit Lennon.

90

Le Voyageur était debout entre le Bull et Gerry Fegan. « Alors, comme ça, tu es le grand Gerry Fegan, dit-il. J’ai beaucoup entendu parler de toi, M. Fegan. On va voir si tu es à la hauteur de ta réputation.

— Qui es-tu ? » C’étaient les premiers mots que Fegan prononçait depuis son entrée dans la pièce.

« Ça, c’est la question à un million de dollars, pas vrai, Gerry ? J’ai une tripotée de noms, mais aucun n’est vrai. On m’appelle le Voyageur. » Il grimaça un sourire. « Content de faire ta connaissance, mon gars. »

Fegan ne répondit pas.

Le Voyageur se tourna vers le Bull. « Comment vous voulez que je m’y prenne ? »

Le Bull releva la tête. « Hmm ? »

Le vieux salopard avait l’air faible, désorienté, comme un homme qui aurait parcouru des kilomètres à pied pour arriver quelque part mais ne se rappellerait pas la raison de son voyage.

« Comment vous voulez que je m’y prenne ? » répéta le Voyageur.

Le visage du Bull parut se solidifier. Sa force lui revenait à présent. « Lentement », répondit-il.

Le Voyageur fit un signe de tête à O’Driscoll et à Ronan. « Tenez-le. »

Les deux hommes s’approchèrent de Fegan et le prirent chacun par un bras. Fegan ne résista pas. Il regardait droit devant lui, le visage dénué d’expression.

Le Voyageur lui balança un violent coup de pied dans le bas-ventre. Les jambes de Fegan plièrent sous lui, les hommes de O’Kane le relevèrent.

« Lentement », dit le Voyageur. Il se tourna vers le Bull, sortit son couteau de sa poche et dégagea la lame. « Je pourrais l’étriper. C’est pas une belle mort.

— Ouais, ça ira, fit le Bull. Mais ne te précipite pas. Donne-lui le temps d’y penser. » Il ricana, les yeux fixés sur Fegan. « Donne-lui le temps de réfléchir à ce qu’il m’a fait. Qu’il se rappelle comment mon fils a été tué par sa faute, et mon cousin aussi. » Sa voix monta dans les aigus. Il haletait, penché en avant. « Comment je me suis pris une balle dans le ventre, à cause de lui. Comment je suis dans ce putain de fauteuil, à cause de lui. Comment il m’a fait passer pour un con. Laisse-lui le temps de penser à tout ça. »

Le Bull s’affaissa en arrière. Sa poitrine tressautait. Le Voyageur se remémora un chien blessé qu’il avait vu, enfant. C’était une bête errante, heurtée par une voiture, qui s’était traînée jusqu’à une ruelle derrière la maison de sa mère. Comme l’animal grondait et essayait de mordre ceux qui l’approchaient, il était allé chercher une pelle. Trois coups avaient fait taire ses hurlements.

« Je n’avais rien contre vous, dit Fegan au Bull. Vous auriez pu me laisser tranquille. C’est vous qui l’avez cherché.

— Ouais, j’aurais pu. Mais je ne l’ai pas fait. Je me tape de savoir ce que tu avais contre moi ou pas. Moi, j’avais une dent contre toi, et c’est tout ce qui importe. Tu as quelque chose à dire avant que notre copain te règle ton compte ?

— Une chose. »

Le Bull inclina la tête et sourit. « Laquelle donc ?

— Souvenez-vous : je vais vous tuer. »

Le Bull rejeta la tête en arrière et partit d’un rire aigu, grinçant. « Nom de Dieu », dit-il. Il fit un signe de tête au Voyageur. « Vas-y. Finis-le. »

Le Voyageur s’approcha, suffisamment près pour sentir la sueur de Fegan, et fit rouler son épaule gauche. La raideur continuait à le faire souffrir, il avait le poignet toujours bandé. Il chercha à lire un signe de peur dans les yeux de ce fou. Et ne trouva rien, à part un calme inébranlable. Il leva la lame du couteau devant l’œil gauche de Fegan.

« Je vais peut-être te l’arracher du crâne, dit-il. Qu’est-ce que t’en penses ? »

Fegan n’eut aucune réaction.

Le Voyageur lui appuya la lame contre la joue, sous l’œil, jusqu’à ce qu’apparaissent des gouttes de sang. La paupière de Fegan trembla. Le couteau que le Voyageur descendait vers la bouche traça un sillon cramoisi. Fegan crispa les lèvres.

« Je suis déçu, dit le Voyageur, penché en avant, avec une voix de conspirateur. Tout le monde me parle du grand Gerry Fegan, ce que Belfast a pondu de plus terrifiant. Et regarde-toi.

— C’est toi qui les as enlevées ? » Pour la première fois, Fegan regarda le Voyageur dans les yeux. Le sang affluait au coin de sa bouche.

« La femme et la petite ? demanda le Voyageur.

— Oui.

— Tout juste.

— Tu leur as fait mal ?

— La petite, ça va. Mais la femme est blessée. Elle avait pas trop bonne mine la dernière fois que je l’ai vue. Je donne pas cher de sa peau. Désolé. »

Quelque chose passa dans les yeux de Fegan, une décision qu’il prenait, puis son regard redevint lointain. « Vas-y. Quoi que tu veuilles me faire, fais-le.

— Ça marche. » Le Voyageur lui attrapa l’oreille droite.

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