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« Qui êtes-vous ? demanda la femme.

— Je suis le type qui tient le flingue, répondit Lennon. Et vous, vous êtes qui ? »

Elle laissa glisser son regard vers la porte et revint sur les yeux de Lennon. « Orla O’Kane.

— La fille de Bull O’Kane ? »

Elle acquiesça.

« C’est vous, la propriétaire ? »

Elle acquiesça.

« Où sont-elles ?

— Qui ?

— Marie et Ellen. » Lennon s’approcha d’un pas en lui visant le front. « N’essayez pas de me baiser ou je vous explose la cervelle. Compris ? Dites-moi où elles sont. »

Les yeux de Orla s’emplirent de larmes. Elle pointa un doigt tremblant sur la porte. « À l’intérieur, dit-elle. En haut.

— Conduisez-moi. » Lennon fit encore un pas. « Magnez-vous.

— Ne me tuez pas », supplia Orla. Une larme glissa entre ses cils.

« Conduisez-moi, et je ne vous ferai pas de mal.

— J’ai rien à voir avec tout ça. » Les mots se pressaient pour sortir de la bouche de Orla. Elle avait le nez qui coulait, le visage chiffonné. « C’est mon père. Moi, je ne suis pas au courant de ses affaires, je ne savais pas qu’il en avait après quelqu’un, sinon je ne l’aurais pas laissé venir chez moi, je ne…

— Taisez-vous. » Encore un pas. Le canon du Glock trembla, à quelques centimètres du front mis en joue. « Fermez-la et conduisez-moi.

— D’accord, dit-elle. Mais ne faites pas de bêtises.

— Allez. Passez devant. »

Orla se dirigea vers la porte, les yeux rivés à Lennon qui lui emboîtait le pas. Elle trébucha sur la marche et tourna la tête pour regarder où elle posait les pieds. La porte était ouverte. Elle la franchit, aussitôt engloutie par les ombres.

Lennon la suivit et se trouva dans une entrée qui faisait aussi office de buanderie. Contre le mur du fond s’étirait une rangée de machines à laver et à sécher le linge. Le plafond était moisi et l’air empreint d’une écœurante odeur d’humidité. Une flaque d’eau détrempait le sol tout autour.

Orla se dirigea vers une porte sur la gauche, conduisant à une pièce bardée d’aluminium et d’acier inoxydable. Ce qui appartenait autrefois à une maison de campagne traditionnelle ressemblait maintenant à une cuisine de restaurant, avec des bacs à friture, des éviers de la taille d’une baignoire, des plaques chauffantes encastrées, sales, et des fours assez grands pour y loger une personne. À cette pensée, Lennon redoubla d’énergie.

« Dépêchez-vous », dit-il en appuyant le pistolet entre les omoplates de Orla.

Elle gémit, pressa le pas en contournant les îlots tachés de graisse, et se dirigea vers une porte battante qui comportait une vitre crasseuse en son centre. Parvenue à quelques mètres, elle accéléra l’allure et se mit à courir.

« Non. » Lennon se précipita pour la rattraper. Il manqua de perdre l’équilibre en la retenant par le tissu de sa veste.

Elle le repoussa brutalement et franchit la porte. Lennon la suivit, tenant son pistolet comme une vague menace. Elle lâcha la porte sur lui au moment où il tentait de la viser.

« Papa ! » hurla-t-elle plusieurs fois. Lennon ouvrit la porte et la vit trébucher, puis s’étaler sur le sol. « Papa ! cria-t-elle encore. Papa ! »

Lennon n’eut que le temps d’apercevoir la silhouette de l’homme armé dans l’obscurité du couloir. Il leva le Glock et tira.

92

Le bruit des coups de feu arrêta la main du Voyageur. Il ne l’aurait jamais admis, mais il était soulagé de cette excuse qui lui permettait de détourner les yeux du regard fixe de Fegan. Ce malade avait à peine tressailli quand le Voyageur commença à lui trancher le lobe de l’oreille. Seuls les muscles crispés de sa mâchoire et un mince afflux de sueur à son front montraient qu’il ressentait la douleur. Le sang coulait le long de son cou en un filet rouge profond avant d’être absorbé par ses vêtements.

« Papa ! » Des hurlements stridents se firent entendre, entrecoupant la fusillade. « Papa ! Papa ! »

« Putain, qu’est-ce qui se passe ? » demanda Bull O’Kane.

Le Voyageur lâcha l’oreille de Fegan. Le lobe était encore attaché, malgré l’incision qui le tailladait sur presque toute sa largeur. « Tenez-le, ordonna-t-il en s’adressant à O’Driscoll et à Ronan. Je vais voir ça.

— Attends », dit Bull O’Kane.

Sans lui prêter attention, le Voyageur tira le Glock de sa ceinture et s’approcha de la double porte qui donnait sur le couloir et l’escalier. Il l’entrebâilla de quelques centimètres, colla un œil contre l’ouverture. Rien.

« Je t’ai dit, attends. » La peur s’insinuait dans la voix du Bull.

Le Voyageur se pencha dans le couloir. Il se représenta le plan du rez-de-chaussée, avec la porte d’entrée et l’escalier imposant qui s’élevait le long du mur de droite puis se repliait au niveau du palier qu’il voyait en face de lui. Trois portes s’y alignaient. Celle de gauche conduisait à une enfilade de pièces reconverties en bureaux et en salles de soins. Celle du milieu dissimulait un ascenseur qu’on avait construit dans la structure ancienne, équipé d’une porte coulissante aux mesures identiques. Celle de droite ouvrait sur un long couloir menant aux salles à manger des patients et du personnel, ainsi qu’à la cuisine. La voix et les coups de feu provenaient de là. Le Voyageur se tourna vers O’Kane.

« Je n’en ai pas pour longtemps, annonça-t-il.

— Bon sang, ne me laisse pas ici, dit O’Kane en pâlissant. Pas avec lui. » Les joues pendantes du Bull rougirent de devoir reconnaître qu’il avait peur. Il ne put soutenir le regard du Voyageur. « D’accord, vas-y, finit-il par concéder.

— J’ai pas besoin d’une permission », rétorqua le Voyageur.

Il sortit dans le couloir et laissa la porte se refermer d’elle-même. En une dizaine de pas, sans bruit, il atteignit le haut de l’escalier. Collé au mur, il descendit, tourna sur le palier, fit encore quelques pas et parvint à la porte de droite, celle qui conduisait à la cuisine et aux salles à manger. Deux trous en étoile fendaient le bois. Il s’aplatit contre le mur.

Encore une, deux, trois détonations, près de la porte. Une exclamation effrayée, suivie par le cri rauque d’un homme. Deux autres décharges, cette fois provenant de plus loin dans le couloir, puis quelque chose de lourd jeté contre la porte, laquelle s’ouvrit sous le poids d’un corps. L’homme atterrit sur le dos ; deux taches sombres s’étalaient sur sa veste de camouflage. Il grogna, haleta, toussa, se tordit.

Toujours cachée aux yeux du Voyageur, Orla hurla : « Non ! Non, ne… »

Le Voyageur leva son pistolet et bondit dans l’encadrement de la porte ouverte, cherchant une cible. Des formes se détachaient contre la lumière blanche de la cuisine. L’une se relevait, l’autre était déjà debout. Elles se confondirent tandis que le Voyageur essayait de les différencier dans l’âcre fumée environnante. La plus grande s’approcha de lui, très vite. Il n’aurait su dire à quel corps appartenait quel bras, ni se prononcer quant à la provenance des hurlements qui roulaient en écho dans le couloir. Lorsqu’une arme apparut entre les silhouettes aux contours flous, la partie reptilienne de son cerveau prit le contrôle, raidit sa main pour braquer le Glock et crispa son doigt sur la détente.

Le vacarme résonna dans le couloir envahi d’une fumée qui brûlait son œil irrité. La forme s’élançait toujours vers lui. Son doigt se serra à nouveau sur la détente. L’éclair à l’extrémité du canon illumina le visage terrifié de Orla O’Kane au moment où la balle lui arrachait un morceau du crâne.

Comme l’élan imprimé à son corps continuait à la propulser, le Voyageur s’écarta pour la laisser s’effondrer sur l’homme moribond, vaincu dans son ultime combat par le poids qui s’abattait sur lui.