« Connasse », dit le Voyageur.
Il revint dans l’embrasure de la porte pour scruter l’ombre et la lumière. La deuxième silhouette avait disparu, faisant retraite dans la cuisine ou dans l’une des autres pièces qui ouvraient sur le couloir. Il se repassa la scène dans son esprit, revit la corpulence de l’homme, sa taille. L’instinct et la logique se combinèrent pour le convaincre qu’il s’agissait du flic, Lennon.
« Enfoiré », dit-il.
Il s’avança dans la pénombre, le Glock en position. Si quelque chose bougeait, il tirerait d’abord et s’inquiéterait plus tard de savoir qui il avait touché. Deux portes sur sa droite, une au fond à gauche, celle de la cuisine à côté. Il progressa lentement, en douceur, la respiration calme et régulière, tendant l’oreille.
Il essaya la première porte. La poignée résista. Verrouillée. Impossible que Lennon l’ait fermée de l’intérieur. Il aurait entendu des pas, le bruit de la clé dans la serrure. Il se remit en marche. La poignée de la deuxième porte s’abaissa sous la pression de ses doigts. Il appuya plus fort en se plaquant contre le mur et prit une grande inspiration. Le monde ralentit autour de lui, puis s’accéléra lorsqu’il expulsa l’air de ses poumons et ouvrit le battant d’un coup de pied.
Il bondit, prêt à esquiver, sa main gauche bandée venant en renfort de la droite pour tenir le pistolet. La porte s’ouvrit vers l’intérieur, heurta le mur et trembla sous le choc. Aucun mouvement dans la pièce. Du pied, le Voyageur empêcha la porte de se rabattre. Des chaises étaient retournées sur les tables, d’autres empilées par paquets dans la faible lumière qui filtrait par les interstices des volets. De vieilles odeurs de viande frite et de légumes trop cuits flottaient dans l’air, ainsi que des atomes de poussière. Il s’accroupit pour inspecter la forêt des pieds de tables. Personne. Dans le coin le plus éloigné, une double porte communiquait sans doute avec la cuisine, mais le Voyageur sentait dans ses tripes que le calme de la pièce n’avait pas été perturbé depuis des semaines. Il se releva et fit marche arrière.
La porte à l’extrémité du couloir était ouverte, laissant entrevoir la cuisine où le brillant de l’acier apparaissait terni par la crasse. Il avança dans cette direction, prêt à tirer au moindre mouvement, mais une odeur nouvelle l’arrêta en chemin. Un effluve écœurant, chimique, âpre à ses narines. Il s’approcha encore de trois pas ; l’odeur devint plus forte. Sauf qu’elle n’émanait pas de la cuisine. Avec le canon du Glock, il poussa la porte entrebâillée sur sa gauche. Un relent de fuel, d’essence ou de quelque produit similaire montait par l’étroit escalier de l’autre côté du battant.
Le Voyageur repéra une boîte d’allumettes sur un plan de travail dans la cuisine. Il sourit et s’en empara.
93
Lennon rangea le pistolet dans son étui et avança dans la pénombre, évitant les débris qui jonchaient le sol irrégulier sous ses pas. De petites fenêtres au niveau du sol laissaient passer une faible lumière par leurs vitres crasseuses, mais pas suffisamment pour qu’il pût se sentir le pied sûr. Déjà, il avait renversé un tas de jerrycans contenant de l’essence ou du white-spirit qui lui brûlait le genou et le mollet à travers son pantalon.
La cave voûtée s’étendait de tous côtés. Il ne lui restait plus qu’à espérer trouver une autre issue. Distinguant un halo de lumière plus loin, il partit dans sa direction en courbant la tête sous le plafond bas. Vieux meubles, cartons, monceaux de papiers et tissus s’entassaient le long des murs. L’odeur de moisi se mêlait à celle du produit qu’il avait renversé au pied de l’escalier. Quelque chose lui enveloppa la cheville. Il se dégagea et perdit l’équilibre. Les chaises empilées auxquelles il se raccrocha s’effondrèrent sous son poids et, au moment où il roulait à terre, retombèrent tout autour.
Immobile, il tendit l’oreille. De petits êtres dérangés par sa présence détalaient entre les cartons. Il laissa leurs griffes lui parcourir le revers de la main, sentit une queue entre ses doigts mais ne la repoussa pas. Lentement, retenant son souffle, il roula sur le dos, puis ne bougea plus. Une forme venait d’apparaître et approchait dans la faible lueur des fenêtres. Il se demanda si on pouvait le voir, parmi les chaises retournées. Le bruit, sûrement, avait attiré l’attention.
L’odeur d’essence s’intensifia tandis que la silhouette d’un homme plongeait sous la voûte et venait vers lui.
« Je sais que vous êtes là. »
Lennon reconnut la voix. Son cœur tressaillit.
« Vous auriez dû me flinguer quand vous en aviez l’occasion. Ils tiennent votre femme et votre môme là-haut. Une fois que j’en aurai fini avec vous, je m’occuperai d’elles. La mère est plutôt canon, même dans son état. Pour tout dire, je ne sais pas si elle respire encore à l’heure qu’il est. »
L’homme pénétra plus avant dans le champ de vision de Lennon. « En tout cas, c’est dommage pour elle. Je vais devoir me contenter de la petite. Mais je ferai ça rapidos. Pas la peine de s’éterniser, avec une môme. C’est pas sa faute si elle a un père merdique. Non, je serai sympa avec elle. Mais pas avec vous. »
Un bras apparut. Lennon fut aspergé d’un liquide. L’odeur de l’essence envahit son nez, sa bouche, lui crispa la gorge. Il se recula, jouant des coudes et des pieds dans un amoncellement de rideaux.
« Ah, vous voilà. »
Le bidon jeté au sol répandit une traînée âcre sur les jambes de Lennon. Sans plus se soucier du bruit, il recula encore jusqu’à coller la tête et les épaules contre le mur de briques froides. Il réussit à se lever et dégaina le Glock.
La silhouette se fondit dans l’obscurité. « Je vais vous brûler vif, Jack. Je vous regarderai danser un petit moment, et si vous avez de la chance, j’abrégerai peut-être vos souffrances avant que ça ne devienne trop dur. Si vous avez de la chance. »
Lennon visa dans la direction de la voix en essayant d’isoler une tache plus claire parmi les ombres de la cave.
Là, une étincelle dans le noir, le visage du tueur illuminé un bref instant. Lennon crispa le doigt sur la détente. À nouveau l’étincelle, mais cette fois l’allumette s’embrasa et diffusa assez de lumière pour que le tueur aperçoive le canon braqué sur son front.
Il esquiva au moment où le Glock détonait en emplissant la cave d’un vacarme tonitruant. Lennon suivit des yeux l’allumette qui tombait. La flamme hésita, puis forcit en captant les émanations de l’essence. Lennon se jeta à terre dans la chaleur soudaine et le tueur hurla.
94
« Faudrait vous faire sortir d’ici », dit O’Driscoll.
Fegan regarda O’Kane qui se mordait la lèvre. Sur le visage du vieil homme passèrent les diverses possibilités qu’il envisageait, ses yeux s’égarèrent. L’oreille brûlante de Fegan palpitait, une chaleur lui coulait le long du cou et sur l’épaule. La joue tailladée par une vive douleur, il sentit le goût du sang à la commissure de ses lèvres.
« On devrait peut-être vous ramener dans votre chambre, dit O’Driscoll. À l’abri, quoi. Jusqu’à ce que votre homme ait fini ses affaires. »
O’Kane fulminait. « Ne me parle pas comme si j’étais un môme. J’ai attendu ce moment-là et je ne veux que ça. Rien d’autre. Alors, c’est pas le moment de choper la frousse. Tu ne vas pas te tirer comme tous les autres connards. »
O’Driscoll s’écarta de Fegan sans lui lâcher le bras. « Mais enfin, il pourrait arriver n’importe quoi. Vous me payez pour vous protéger, c’est ce que je fais. Il faut qu’on vous sorte d’ici et qu’on vous enferme dans votre…