— Vous êtes tous pareils, coupa le Bull d’une voix qui oscillait entre les aigus et les graves. Ces enfoirés du Nord, ils m’ont bien planté. Tout le monde m’a lâché. Et maintenant, toi aussi ? »
Serrant toujours la manche de Fegan, O’Driscoll fit un pas vers O’Kane. « Bon sang, non, Bull. Je veux juste vous mettre en sécurité, c’est tout. Je ne m’en vais pas. »
D’instinct, Fegan évalua la force de la main qui le retenait, la distance entre les hommes, la position de leurs corps, leurs centres d’équilibre. Son cerveau enregistra le résultat de ses calculs comme dans un éclair qui précédait l’action. Mais l’action ne vint pas. Il réprima son impulsion, écoutant un autre instinct plus profond, plus fiable, qui lui disait de ne pas bouger, pas encore.
O’Kane brandit un doigt épais en direction de Fegan. « Je n’irai nulle part tant que ce salopard ne sera pas mort.
— Vous voulez que je le descende ? demanda O’Driscoll.
— Non. » O’Kane secoua la tête et croisa le regard de Fegan. « Amène-le ici.
— On n’a pas le temps. Il faut qu’on… »
Le visage de O’Kane s’empourpra. « J’ai dit, amène-le. »
Les hommes approchèrent avec Fegan. Il ne résista pas.
« À genoux », dit O’Kane.
O’Driscoll posa une main sur l’épaule de Fegan et appuya. Comme Fegan ne bougeait pas, il lui envoya un coup de pied derrière le genou. Fegan tomba brutalement. On entendit le craquement de sa rotule sur le parquet recouvert de plastique où bientôt l’autre genou suivit.
O’Kane se pencha en avant dans son fauteuil roulant. « Tu aurais pu me tuer cette fois-là, dans la grange près de Middletown. Tu m’avais à tes pieds. J’étais impuissant comme un chiot et tu avais une arme. Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
— Parce que je n’avais aucune raison, répondit Fegan. J’ai eu pitié.
— Pitié ? » O’Kane secoua la tête. « Tu es aussi incohérent qu’autrefois, Gerry. Ils sont toujours dans ta tête, ces gens ? Ils te donnent encore des ordres ?
— Je les ai laissés là-bas. Quand j’ai tué McGinty.
— McGinty était un enculé. » O’Kane tendit la main vers O’Driscoll. Celui-ci y déposa un petit pistolet semi-automatique dans lequel Fegan crut reconnaître un Walther PPK. « Il n’y en a pas beaucoup qui l’ont regretté, après sa mort. En tout cas, sûrement pas moi. Tu sais, les politiques m’ont conseillé de laisser tomber. Ils voulaient que le ménage soit fait, d’accord, mais pas qu’on te poursuive. Ils m’ont dit de lâcher l’affaire. Sauf qu’ils ne te connaissent pas. Ils ne savent pas ce que tu m’as infligé. Ils ne savent pas que je n’en dors plus la nuit. Je ne veux pas vivre un jour de plus tant que tu seras encore sur cette putain de terre. » O’Kane respirait fort. Il chargea une cartouche dans le magasin. « C’est ce que je leur ai dit. Que j’allais me faire Gerry Fegan, un point c’est tout. »
Il appuya le canon du Walther contre le front de Fegan.
O’Driscoll se déplaça d’un pied sur l’autre et desserra la main qui tenait Fegan par l’épaule. « Putain, qu’est-ce que c’est ? Vous sentez cette odeur ?
— Quelle odeur ? dit Ronan.
— Ça sent la fumée. Il y a quelque chose qui brûle. »
O’Kane abaissa le pistolet. « Un incendie ? »
L’image fit irruption dans l’esprit de Fegan, le rêve qui avait hanté ses heures de sommeil, puis d’éveil : l’enfant dévorée par les flammes.
Son instinct prit le contrôle, en une séquence parfaite de mouvements et de pressions qui s’élabora dans sa tête avant même qu’il en eût conscience, lui disant que le moment d’agir était venu.
95
Le Voyageur grimpa les marches en suffoquant dans la fumée. Il n’en revenait pas de la vitesse avec laquelle les flammes avaient pris et tout dévoré autour de lui en quelques secondes. Il avait regagné l’escalier, courbé en deux, un mouchoir sur le nez et la bouche. Un côté de son visage le chauffait, à l’endroit où la déflagration initiale l’avait touché. Ayant connu d’autres brûlures, il savait que ce n’était pas grave, mais il s’en était fallu de peu.
Parvenu en haut des marches, le Voyageur jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Une épaisse fumée noire envahissait la cage d’escalier, éclairée de rouge et d’orange par-dessous. Impossible que le flic perdu dans le brasier réussisse à traverser ça. Il trébucha et s’affala par terre, à demi asphyxié, tandis qu’un rayonnement intense montait vers lui.
Il toussa en se relevant péniblement, la gorge à vif et les yeux larmoyants, crachant une salive noirâtre. Lorsqu’il parvint enfin à ouvrir la porte qui donnait sur le couloir, il avait les flancs douloureux à force de hoqueter. La tête lui tournait. De l’autre côté, l’air lui parut doux et pur. Il referma soigneusement la porte derrière lui et s’appuya un instant contre le battant pour reprendre son souffle. Encore un accès de toux pour dégager sa poitrine, un jet de salive pour s’éclaircir la bouche, puis il irait prévenir O’Kane qu’il valait mieux quitter les lieux.
S’écartant de la porte, il se dirigea vers l’escalier, grimpa les marches en haletant pour regagner l’étage et la pièce où il avait laissé O’Kane et Fegan en sang. En atteignant le palier, il entendit le premier coup de feu, puis le premier cri, panique et douleur confondues.
96
Fegan n’avait jamais trouvé cela difficile, sans jamais se demander pourquoi. Il agissait, tout simplement. Le reste suivait. Dès que l’attention de O’Kane fut détournée et le canon du Walther dévié, sentant que O’Driscoll desserrait sa prise, il se mit en mouvement.
Il passa les mains sous le fauteuil roulant et le souleva avec force. O’Kane réussit à tirer, mais la balle atteignit Ronan à la poitrine. O’Driscoll essaya d’empêcher la chute de O’Kane, au détriment de son propre équilibre. Profitant de ce que la bâche en plastique n’offrait aucun appui, Fegan lui faucha les jambes d’un coup dans les chevilles.
O’Kane tomba à la renverse puis roula sur le côté avec le fauteuil. Il poussa un cri quand sa jambe blessée heurta le sol, malgré la couverture qui l’enveloppait.
Fegan se releva avant que O’Driscoll n’eût le temps de se ressaisir. O’Kane tentait de se traîner vers le Walther. Fegan s’en empara le premier. Il y eut une détonation. Il sentit la chaleur de la balle lui frôler l’oreille, se retourna, lentement, calmement, et visa la tête de Ronan qui, allongé par terre, essayait de tirer une nouvelle fois. Le Walther accusa le recul dans la main de Fegan, et la tête de Ronan partit en arrière.
O’Driscoll rampa pour arracher le pistolet à la main sans vie de Ronan. Fegan lui logea deux balles dans le dos. O’Driscoll s’effondra sur les jambes de Ronan, les épaules secouées de convulsions. Fegan prit l’arme dans la main de Ronan, la glissa dans sa ceinture, et retourna auprès de O’Kane.
Le Bull le dévisageait fixement. Une bulle de salive s’était formée au coin de sa bouche. « Salopard, dit-il.
— Où sont-elles ?
— Va te faire foutre.
— Où sont-elles ?
— Va te faire foutre. T’as qu’à me tuer.
— Non. D’abord, dites-moi où elles sont.
— Va te faire foutre. »
La jambe gauche de O’Kane était étendue par terre, raide à l’endroit du genou. Fegan posa le pied juste au-dessus de l’articulation, là où la balle avait pénétré quelques mois auparavant, et appuya.
O’Kane hurla.