Ses jambes le portèrent jusqu’au couloir tandis que ses mains prenaient appui sur le mur. En se dirigeant vers la lumière, il trébucha contre une forme dure et anguleuse. Le fauteuil retourné de Bull O’Kane, comprit-il dans sa chute. À quatre pattes, il repéra deux jambes, l’une raide et immobile, l’autre qui poussait du pied sur le plancher.
Le dos du colosse lui apparut, ses épaules robustes, ses mains épaisses qui se crispaient sur un objet. Il se jeta sur Bull O’Kane, passa les bras autour de son torse puissant et le tira en arrière.
Ramené vers l’intérieur de la maison, le vieil homme hurla. La fumée était une torture pour les yeux et la gorge de Fegan, mais il continua à traîner O’Kane qui se débattait. La lucidité, la force qui s’étaient imposées à lui dans la chambre où Marie McKenna avait trouvé la mort commençaient à se dissiper. Il tira plus fort, les bras douloureux.
O’Kane leva une main, cherchant les yeux de Fegan. Fegan referma les dents sur les doigts épais et mordit. O’Kane poussa des cris comme un cochon qu’on conduit à l’abattoir. Fegan sentit le goût du sang qui se mêlait au sien dans sa bouche.
Dans la chaleur intense, il perçut une odeur de cheveux roussis. Des cloques se formaient sur sa nuque. Il distingua les flammes qui montaient à l’assaut de la cage d’escalier derrière lui. Tirant plus fort, il lutta contre les vagues successives de fatigue et de nausée qui l’assaillaient. Enfin, son pied devina le bord de la première marche.
O’Kane poussa un cri en voyant le brasier qui les illuminait tous deux à travers la fumée. Il essaya de s’accrocher à la rambarde. Fegan le fit basculer et, dans un ultime effort, le poussa vers les flammes, mais les doigts du Bull agrippèrent ses vêtements. Le monde virevolta en tous sens, tandis que les marches en bois meurtrissaient ses épaules et ses côtes. Enfin, sa main trouva la rampe. O’Kane plongea dans la fumée, entraîné par sa propre masse. La fournaise engloutit ses cris qui bientôt laissèrent place au seul rugissement de l’incendie.
Fegan obligea ses jambes à se remettre en marche, ses bras à le hisser vers le haut de l’escalier. Il essayait de respirer mais ses côtes qu’il savait cassées se tordaient douloureusement. Là-haut, à travers la fumée, la lumière brillait. C’est vers elle qu’il se traînait, refoulant sa souffrance au point qu’elle s’évaporait. À mesure qu’il s’élevait, la lumière se faisait plus vive. Combien de marches avait-il dévalées ? Pas tant que ça, sûrement. L’escalier s’étirait à l’infini. Il cessa de mesurer sa progression.
Il montait toujours. Bientôt la lumière envahit l’espace entier et il oublia tout ce qu’il savait, tout sauf un jour radieux à Belfast, pas si éloigné, où il avait tenu dans la sienne la main d’Ellen McKenna.
Il tomba, la joue et la poitrine écrasées sur les dures marches en bois qui lui parurent douces comme l’air. Le sommeil l’appelait dans la tiédeur de ses bras. Il écouta : le monde entier défilait.
En une étrange révélation, il sut tout simplement que son cœur s’était arrêté. Le sifflement s’enfla à ses oreilles, la foudre alluma un éclair devant ses yeux. Des visages se formaient dans la rivière noire qui grondait autour de lui, certains détendus et aimants, d’autres effrayés et pleins de haine. Parmi eux apparut sa mère, et il se rappela les rochers sur le rivage de Portaferry, sa mère qui le tenait et tournoyait sur elle-même ; lui, plus léger que l’air, les pieds en l’air et leurs rires. Il fut saisi d’un vertige et il eut peur, mais le bonheur était plus fort, ils tournaient tous les deux, tournaient si longtemps qu’il eut l’impression qu’ils tourneraient pour toujours, mais l’éclair revint, et ce fut tout.
Gerry Fegan rencontra l’éternité avec du soleil et de l’air salé sur la peau.
102
Lennon coucha Ellen sur l’herbe, le visage pâle de la fillette tourné vers le ciel. Au loin, les sirènes hurlaient. Il lui pinça le nez et appliqua sa bouche contre la sienne. Le torse de l’enfant s’emplit tandis qu’il soufflait doucement, puis retomba quand il se redressa. En recommençant la manœuvre, il tenta de se rappeler la prière que sa mère récitait. Cette fois, Ellen toussa, expulsa l’air de ses poumons, puis hoqueta en inspirant et cambra le dos, toussa encore. Ses paupières tremblèrent mais ne s’ouvrirent pas. Pourtant, sa poitrine indiquait qu’elle respirait.
Il s’approcha pour écouter son cœur et l’entendit battre, colla sa joue contre la sienne, se laissa imprégner de sa chaleur. Ses forces l’abandonnèrent et il s’effondra sur l’herbe à ses côtés. Puis, roulant sur le dos, il lui prit la main. Les petits doigts tressaillaient entre les siens. L’incendie faisait rage à l’étage de la maison. Il savait que le chagrin menaçait, sous la surface de sa conscience, maintenu à distance par la fatigue. Ce serait pour plus tard.
La fumée s’élevait en volutes vers le bleu du ciel. Des corbeaux tournoyaient en échangeant leurs inquiétudes. Les sirènes se rapprochaient, mais il ne les entendit jamais arriver.
103
Il avance, poussé en avant par la douleur. Plus loin est la lumière. Ses poumons menacent d’éclater. La chaleur. Seule, la volonté de vivre.
Et la haine.
Il se traîne, à plat ventre sur le plancher.
La haine.
La haine peut mouvoir un homme.
Beaucoup plus loin que la douleur.
Même quand l’esprit s’est rendu, la haine est capable de propulser le corps.
Vers la lumière.
La lumière est fraîche, claire.
Comme un bassin d’eau pure qui apaise.
Encore un mètre.
Cinquante centimètres.
Un centimètre.
L’air. Mon Dieu, que l’air est frais et pur.
Mais il tombe.
Douleur, douleur, va-t’en, reviens plus tard.
Le Voyageur hurle.
Le Voyageur respire.
Le Voyageur rit.
Le Voyageur se traîne.
Épilogue
Ellen regardait droit devant elle, les mains serrées sur ses genoux. Elle paraissait si petite, assise sur le canapé de Lennon. Il avait payé une fortune pour l’acquérir. Non, il avait emprunté une fortune. À présent, tout cela lui paraissait ridicule. Toutes ces années qu’il avait gaspillées à s’entourer de choses inutiles.
Il prit place en face de la fillette.
« Susan va bientôt arriver », dit-il.
Ellen ne répondit pas.
« Elle amène Lucy. Tu l’aimes bien, Lucy ? »
Ellen contempla ses mains. Elle remua les doigts, comme si elle parlait en langue des signes.
« Je reviens bientôt, reprit Lennon. Dans une heure ou deux. Et après, on pourra regarder un film. C’est quoi déjà, celui que tu aimes ? Avec un poisson… »
Elle croisa à nouveau les mains et fixa un point derrière Lennon. Ses yeux semblaient suivre quelqu’un qui se déplaçait dans la pièce.
Aujourd’hui avait lieu, à huis clos, le dernier volet de l’enquête. Dan Hewitt se présenterait à la barre et confirmerait la version de Lennon. Celui-ci n’avait pas éprouvé la moindre once de culpabilité à le faire chanter. Personne ne saurait jamais que la blessure à la jambe de Hewitt ne résultait pas d’un accident qui s’était produit alors qu’il nettoyait son arme personnelle.