Evelyn contemplait sa cuisse de poulet d’un air admiratif.
— Il y a longtemps que je n’ai pas vu quelque chose d’aussi succulent dans la joyeuse Angleterre, c’est moi qui vous le dis.
David fit un effort pour lui donner la réplique.
— Nous n’avons que des produits frais, sans préservateurs ni autres cochonneries. C’est faisable quand on n’a affaire qu’à une petite population.
— Cela ne vous gêne pas de vivre aussi bien alors que, sur la Terre, des milliards de gens ont faim et sont dans la misère ? demanda-t-elle en s’essuyant la bouche avec sa serviette.
— Je ne sais pas. Je n’ai jamais tellement pensé à ça.
— Vous devriez.
— Et vous ? riposta David. Ça ne vous gêne pas de venir vous installer ici en abandonnant ces milliards d’affamés et de misérables à leur sort ?
Elle le dévisagea un instant. Il y avait de la surprise dans les profondeurs océaniques de ses yeux. Enfin, elle baissa la tête sur son assiette et murmura :
— Oui, sans doute, cela devrait me gêner.
Il tendit le bras par-dessus la table et lui prit la main.
— Allons ! Je vous taquinais seulement.
— Ce n’est pas très drôle, vous ne trouvez pas ?
— Écoutez ! Nous faisons des choses formidables, ici, des choses qui rendront des services considérables à la Terre. Nous construisons des satellites solaires…
— Pour fournir de l’énergie à ceux qui ont les moyens de la payer.
David reposa sèchement sa fourchette.
— Il faut bien que quelqu’un paie les frais de construction et de fonctionnement. Figurez-vous que les satellites ne se fabriquent pas tout seuls.
— Total, les riches deviennent encore plus riches tandis que les pauvres continuent de crever de faim.
Il n’y a pas moyen de discuter avec cette fille !
— Et les travaux de biologie moléculaire que nous effectuons sur Île Un ? On est en train de créer des bactéries spécialisées qui fixeront l’azote des plantes céréalières comme le blé et l’orge. Il n’y aura plus besoin de fertilisants. Les cultures vivrières reviendront meilleur marché et le rendement sera amélioré. Et cela fera baisser la pollution…
— Ce seront les grosses et riches exploitations en société qui en bénéficieront en premier lieu et elles pourront ainsi étrangler les petits paysans individuels. La disette sera encore aggravée dans les pays sous-développés.
— Vous êtes têtue !
— Et vous, vous n’avez jamais mis les pieds sur la Terre. Vous n’avez jamais vu la pauvreté, la faim, le désespoir.
David ne trouva rien à répondre.
— Vous devriez y aller, insista Evelyn. Faire un tour en Amérique latine, en Afrique ou en Inde, histoire de voir comment les gens meurent de faim dans les rues.
— Je ne peux pas. On ne me laisserait pas partir.
— Qui ça, « on » ?
— Le Dr Cobb, fit-il avec un haussement d’épaules. C’est lui qui prend toutes les décisions.
— Le Dr Cobb ? Pourquoi vous empêcherait-il de visiter la Terre ? Il ne peut pas vous retenir…
— Oh mais si !
J’ai eu tort de parler de lui. David se sentait brusquement désemparé. Maintenant, elle va vouloir tout savoir.
— Expliquez-moi un peu comment il pourrait vous interdire de quitter Île Un ! Vous êtes un citoyen libre, vous avez des droits !
Il leva la main.
— C’est une longue histoire et je ne peux vraiment pas entrer dans les détails.
La soudaine expression de colère d’Evelyn fit place à la simple curiosité.
— Voulez-vous dire qu’il s’agit d’informations confidentielles ? Ou d’une sorte de secret des consortiums que Cobb vous a fait jurer de ne pas dévoiler ?
— Je ne peux pas parler de ça.
— Vraiment ?
— Je suis très content, vous savez. Je n’ai à me plaindre de rien. Je mène une vie très agréable, vous aviez raison de le souligner. Trop agréable, peut-être. Mais je regarde les nouvelles à la télé et mes recherches prévisionnelles m’obligent évidemment à me tenir au courant de tout ce qui se passe sur la Terre.
— Ce n’est pas pareil. Les données économiques et les rapports techniques, c’est bien joli mais ce n’est pas la même chose qu’être sur le terrain.
— Je sais. Peut-être qu’un jour…
Evelyn préféra ne pas insister, à la grande satisfaction de David, et ils achevèrent le repas en silence.
— Il va falloir que je rentre, annonça la jeune fille tandis qu’il mettait les assiettes dans le panier du lave-vaisselle. J’ai eu une journée longue et fatigante et mes parcours d’orientation commencent demain.
Vous pourriez rester là, fit David dans son for intérieur. Mais il dit tout haut :
— D’accord. Je vous raccompagne.
Il alla se changer dans la salle d’eau. Quand il en ressortit avec un short propre et un pull, Evelyn lui demanda de but en blanc :
— On ne va pas refaire tout le chemin à pied, j’espère ?
Elle avait l’air presque terrifiée et il s’esclaffa :
— Non, n’ayez pas peur. J’ai ma bécane.
Elle poussa un intense soupir de soulagement et prit son sac. David sourit et s’effaça pour la laisser passer.
Dehors, il faisait nuit. Les miroirs solaires n’étaient plus dirigés sur les sabords du cylindre et quand la porte se fut refermée avec un déclic, David et Evelyn se trouvèrent plongés dans les ténèbres.
— Il n’y a pas d’étoiles, murmura la jeune fille. Je ne vois strictement rien.
David la prit par le bras.
— Ne vous en faites pas. Votre vision sera accoutumée dans une minute. (Ils se turent. Enfin, le garçon reprit la parole :) Vous voyez ? À gauche, un peu en haut… ce sont les lumières d’un village. Et juste au-dessus de votre tête, il y a une voie commerçante. Votre résidence est par là, plus bas.
— C’est… oui, je vois.
La voix d’Evelyn était désincarnée, vacillante, nerveuse. David se mit en devoir de la rassurer :
— Il y a des gens qui ont inventé des constellations à partir des lumières qui sont au-dessus de nous en les reliant par des lignes imaginaires qui dessinent des figures. Et il y a même eu un dingue qui s’en est servi pour tirer des horoscopes !
Elle ne rit pas.
— Restez là et ne bougez pas. Je vais chercher le cyclo. Il est à deux pas.
— D’accord.
Mais Evelyn ne manifestait pas une assurance débordante.
David contourna son « rocher » et actionna la commande d’ouverture du garage. N’y aurait-il donc pas d’obscurité réelle sur la Terre ? J’avais toujours cru que la nappe de smog au-dessus des villes est si dense que l’on ne voit jamais les étoiles. La porte de la remise coulissa et ses murs fluorescents s’illuminèrent. Evelyn se précipita vers cette pâle lueur tandis que David sortait la cyclette de cette espèce d’étroit cagibi.
— Il n’y a qu’un seul siège, l’avertit-il. Il va falloir que vous montiez derrière et que vous vous accrochiez ferme.
— Je préfère cela à la marche à pied.
Il se mit en selle et l’aida à s’installer. Elle dut relever sa jupe qui lui arrivait à la hauteur des genoux pour enfourcher la machine.
— Vous êtes prête ?
Elle se cramponna à la taille de David. Il n’y avait rien d’autre pour se retenir. « Prête. » Son souffle caressa la nuque du garçon.
Il tira sur le démarreur et le moteur électrique commença à ronronner. Empoignant le guidon à deux mains, il embraya et l’engin se mit à rouler le long du sentier dont ils avaient fait l’ascension quelques heures plus tôt.