— Vous ne refermez pas le garage ?
— Pas la peine, répondit David en haussant un peu la voix pour que le sifflement du vent qui le giflait ne la couvre pas. Je vous ai dit qu’il n’y a pas de voleurs, ici.
— Évidemment, rétorqua-t-elle. On se demande bien pourquoi il y en aurait.
La bécane n’allait pas très vite mais c’était bon de rouler, de sentir la caresse de la brise, les bras d’Evelyn autour de sa taille, sa joue contre la sienne. David gardait le silence, le moteur vrombissait, le phare projetait une flaque de lumière sur le paysage enténébré.
Sur une impulsion subite, David quitta soudain le chemin et s’engagea sur une piste cahoteuse.
— Il faut absolument que je vous montre quelque chose, lança-t-il à Evelyn sans se retourner. Vous avez eu l’air tellement déçue de ne pas voir d’étoiles !
— Mais je dois rentrer.
— Nous n’en aurons que pour une ou deux minutes.
Le sentier grimpait ferme, c’étaient de vraies montagnes russes et David était obligé de faire des zigzags. Il aurait pu s’épargner ces tours et ces détours et filer tout droit : il lui aurait suffi de mettre la batterie de réserve en service. Mais pas la nuit. Et surtout pas avec un passager qui risquait d’être éjecté.
Ils finirent par arriver en terrain plat et ils aperçurent le lampadaire solitaire de l’aire de parcage devant lequel David arrêta son cyclo, car il se rappelait l’appréhension d’Evelyn dans l’obscurité. Il dégagea la béquille et aida la jeune fille à descendre.
— Par ici, dit-il en la guidant vers l’épais obturateur métallique de la bulle d’observation.
Il n’y avait évidemment pas de lumière à l’intérieur pour éviter les reflets sur les parois de plastoverre qui auraient empêché de voir. Ils entrèrent. David referma le panneau et la lueur chétive du lampadaire s’évanouit.
Evelyn exhala une exclamation étranglée. Pour la seconde fois.
C’était comme si l’on était au cœur de l’espace. La bulle était en saillie telle une cloque sur la surface du massif cylindre de la colonie et ses parois transparentes les enveloppaient intégralement. On aurait dit que rien ne s’interposait entre eux et les étoiles.
Evelyn tendit le bras en chancelant et David la serra contre lui.
— J’ai cru que je tombais, fit-elle dans un souffle, interloquée.
— La gravité est très faible, ici, expliqua David sans la lâcher.
— Seigneur ! C’est… stupéfiant ! Grandiose ! Ces étoiles… il doit y en avoir des millions !
David aurait pu lui donner le chiffre exact — il lui aurait suffi d’interroger son communicateur — mais il garda le silence. Il regardait l’univers, les astres qui étincelaient, poussière de diamants saupoudrant la nuit infinie de l’éternité, et il essayait de voir ce spectacle avec les yeux d’Evelyn. En vain. Mais il sentait s’accélérer le pouls de la jeune femme et son propre cœur battait plus vite.
— Elles bougent ! Elles tournent !
— C’est nous qui tournons. La colonie est animée d’un lent mouvement de rotation afin de maintenir une certaine force de gravité. C’est cela qui donne l’impression que les étoiles tournent autour de nous.
— Comme c’est étrange…
Il sourit dans l’obscurité.
— D’ici une ou deux minutes, la Lune va se montrer.
Elle se leva dans toute sa majesté. Elle était presque à son plein et sa lumière froide baignait le dôme, éclairant le visage d’Evelyn qui, le sourire aux lèvres, paraissait en proie à une intense surexcitation.
— Mais elle n’a pas le même aspect ! s’exclama-t-elle. Elle a la même taille mais elle a l’air différente.
— Nous sommes à la même distance de la Lune que l’est la Terre. C’est pour cela qu’elle semble avoir le même diamètre apparent.
— Mais on ne voit pas l’Homme de la Lune !
— Parce que notre angle de vision est dévié de soixante degrés par rapport à celui que l’on a sur la Terre. Nous voyons des régions de la surface lunaire qui sont invisibles de la planète. Regardez… cette espèce de gros œil-de-bœuf, en bas. C’est la Mer Orientale. Au-dessus, à droite, tout près de l’équateur, c’est le cratère de Kepler. Et, tout à côté, vous avez Copernic. On ne peut pas les voir tous les deux en même temps depuis la Terre.
— Qu’est-ce que c’est que ces points lumineux ?
— Les mines ouvertes de l’Océan des Tempêtes. C’est de là que viennent tous les matériaux de base de la colonie.
— Où est Séléné ?
— Elle est trop loin vers l’est, on ne peut pas la distinguer. D’ailleurs, il n’y aurait pas grand-chose à voir : elle est presque entièrement souterraine.
— Oh !
Evelyn semblait désappointée.
— Le Dr Cobb a choisi le site L4 pour la colonie parce qu’il tenait à avoir vue sur la Mer Orientale. D’après lui, c’est la plus belle formation du sol lunaire.
— Il est certain que c’est… impressionnant.
— Jadis, il y a des années de cela, quand on a commencé à penser à construire des colonies dans l’espace, on supposait qu’elles seraient installées sur le site L5, de l’autre côté de la Lune. Mais le Dr Cobb a persuadé le directoire d’édifier Île Un en L4 — pour des raisons d’ordre purement esthétique.
Evelyn lui sourit :
— Et ces espèces d’usuriers véreux qui constituent le directoire se sont rendus à ces arguments… esthétiques ?
David se mit à rire.
— Non, mais le Dr Cobb leur a fait valoir qu’en jetant leur dévolu sur la position L5, ils auraient vue sur l’autre face de la Lune qui est non seulement un panorama sinistre mais qui est, en outre, émaillée de configurations géographiques baptisées de noms russes comme le cratère de Tsiolkovsky et la Mare Moscoviens. Et le directoire est encore suffisamment anticommuniste pour se laisser influencer par des raisons aussi ineptes.
— Je n’en suis pas autrement étonnée.
La Lune glissait sereinement dans l’espace sous leurs yeux et David indiqua à Evelyn des sites qui n’avaient guère de signification pour elle : le « coin des physiciens » regroupant les cratères Einstein, Roentgen, Lorentz et quelques autres, les nervures brillantes de Tycho, les montagnes raboteuses à l’éclat éblouissant, la sombre et plate étendue de l’Océan des Tempêtes qui venait lécher le pied des cimes.
Finalement, la Lune disparut et le dôme se retrouva plongé dans le noir. Il n’y avait plus que les étoiles.
David serra Evelyn dans ses bras et l’embrassa. Elle s’abandonna à son étreinte, le souffle coupé, puis le repoussa doucement.
— Il faut vraiment que je rentre.
Elle avait presque l’air de s’excuser.
David eut fugitivement la tentation de pousser son avantage mais, au lieu d’insister, il s’entendit dire :
— Très bien. Retournons au cyclo.
— C’était beau, David. Merci.
— Merci, fit-il à son tour en ouvrant le panneau.
— Merci de quoi ?
Elle était étonnée.
— D’avoir apprécié.
Ils se mirent en marche. Evelyn frissonnait.
— Vous avez froid ?
Elle secoua affirmativement la tête en se pelotonnant sur elle-même.
— Je croyais vous avoir entendu dire qu’il ne faisait jamais froid chez vous.
Ils étaient arrivés au cyclo.
— Il ne fait pas froid. Mais prenez ça. (Il sortit de la sacoche un poncho en peau de chèvre.) Mettez ce vêtement. Il ne faudrait pas que vous vous enrhumiez dès la première nuit !
Elle enfila le poncho.
— Et vous ?
— Je ne m’enrhume jamais. Je suis immunisé.