Il lui raconta toute l’histoire par bribes. Sa mère appartenait à l’équipe technique qui avait construit Île Un. Elle était morte accidentellement, la poitrine broyée par une plaque d’acier d’une masse inexorable, bien que sans poids, qui s’était désarrimée tandis qu’elle la guidait pour la mettre en place sur la coque extérieure du cylindre.
Avant de mourir, elle avait pu faire savoir au médecin qu’elle était enceinte de deux mois et elle les avait suppliés de sauver le bébé. Elle n’avait pas eu le temps de leur dire qui était le père.
L’équipe biologique était déjà à l’œuvre dans l’un des premiers modules spécialisés de la colonie. Elle avait repris les recherches sur l’A.D.N. que les draconiennes restrictions budgétaires imposées par les pouvoirs publics et l’épouvante absurde de la population qui, hantée par le spectre de Frankenstein, saccageait les laboratoires, avaient étouffé sur la Terre. La colonie était encore loin d’être achevée mais les biologistes avaient bricolé une matrice en plastique pour y placer le fœtus et avait commandé les équipements nécessaires pour qu’il survive.
Le Dr Cyrus Cobb, l’anthropologue à la poigne de fer qui venait d’être nommé directeur de la colonie — à la stupéfaction de tout le monde sauf du directoire et de lui-même — avait passé au peigne fin tous les labos dépendant dudit directoire et réquisitionné le matériel et des spécialistes indispensables. Et le bébé inconnu que personne n’avait réclamé était devenu le grand chouchou des chercheurs.
Les biochimistes l’avaient alimenté. Les généticiens moléculaires avaient testé ses gènes et leur avaient apporté des améliorations dont personne n’avait jamais rêvé. Quand il était « né », le bébé était aussi sain et aussi génétiquement parfait que le permettait la science moderne.
Ces expériences étaient strictement illégales — ou, du moins, extralégales — sur la Terre mais sur la colonie encore en cours d’édification, il n’existait d’autre loi que celle du directoire et elle était souverainement appliquée par Cyrus Cobb qui régnait en maître avec une autorité d’airain et une volonté d’acier. Ayant fait en sorte que le nouveau-né fût physiquement sans défauts, il était, en un second temps, passé à son éducation en commençant dès le premier âge.
— Alors, tu n’as jamais eu ni mère ni père ? demanda Evelyn à mi-voix.
Son souffle chatouillait l’oreille de David qui haussa les épaules sous le drap.
— Je n’ai pas connu ma mère, évidemment. Mais le Dr Cobb a été le meilleur des pères.
— Je suis quand même sûre que…
— Non, c’est vrai. C’est un homme merveilleux. Et je me demande même parfois si… s’il n’est pas mon vrai père. Mon père biologique, je veux dire.
— Ce serait effarant !
— Pour toi, peut-être. Moi, cela me paraît tout à fait normal.
— Mais tu n’as jamais eu de parents proches. Ni sœurs, ni frères, ni…
— Donc, pas de querelles de famille, pas de conflits fraternels. Et toute la communauté scientifique de la colonie était là pour me choyer. Une vraie mère poule ! Je suis toujours un peu sa mascotte et un peu le premier de la classe.
— Sa propriété, plutôt.
— Je ne lui appartiens pas.
— Mais ils ne te laissent pas quitter la colonie, ils t’interdisent d’aller sur la Terre.
David réfléchit, se remémorant toutes les raisons que Cobb lui avait données. Il n’a pas agi par cruauté. Il n’a jamais été cruel envers moi !
— C’est que, comprends-tu, je suis encore un élément très important pour le progrès scientifique. Et un élément… sur pied. Ils continuent de m’étudier pour voir ce qu’a donné leur travail. Il leur est nécessaire de me suivre jusqu’à ce que j’atteigne ma maturité complète afin de savoir…
— Pour ça, tu n’as pas de souci à te faire ! l’interrompit-elle en lui tapotant la cuisse. En ce qui concerne ta maturité, je peux, en tout cas, apporter mon témoignage. Je suis bien placée pour ça.
David se mit à rire.
— Oui, mais il y a d’autres complications. Sur la Terre, je n’ai pas de statut légal. Je ne suis citoyen d’aucun pays. Je ne suis inscrit nulle part, je n’ai jamais payé d’impôts…
— Tu peux devenir citoyen du Gouvernement mondial, répliqua fermement Evelyn. Il suffit de signer une demande.
— C’est vrai ?
— Dame !
Il essaya de s’imaginer sur la Terre, à Messine, la capitale du Gouvernement mondial.
— Peut-être, mais quand les médias auront découvert qui je suis, on me regardera comme un monstre.
Ce ne fut qu’après un interminable silence qu’Evelyn chuchota d’une voix presque inaudible :
— C’est exact.
4
Papa est rentré de Minneapolis cet après-midi avec les papiers signés. Maintenant, c’est la compagnie d’électricité qui est propriétaire de la ferme. Au lieu de donner du blé, la terre verra pousser des antennes qui capteront l’énergie provenant de l’espace.
Maman a pleuré malgré tous ses efforts pour retenir ses larmes. Mais après le temps invraisemblable qu’on a eu pendant tout le printemps, papa n’avait plus guère de solution. Il nous l’a bien souvent expliqué. Je crois d’ailleurs qu’il le faisait pour que maman lui pardonne. Ce n’est pas qu’elle lui en veuille, non, mais… quoi ! la ferme appartient à la famille depuis six générations et maintenant elle va tomber entre les mains d’étrangers, d’une compagnie qui n’utilisera même pas la terre pour ce à quoi elle doit servir — faire pousser des plantes.
Il continue de pleuvoir. Cela dure depuis huit jours de rang. Même si on avait fait les semailles, tout aurait été emporté à l’heure qu’il est. Pas étonnant que les banques n’aient pas lâché un fifrelin ! Il était notoire que la compagnie avait des visées sur nos terres — et celles des voisins — et cela ne les a pas incitées à venir à notre aide.
Ce n’est pas vrai, cette pluie ! Ça dégringole sans discontinuer. Je n’avais encore jamais vu ça. Et maman et papa… la pluie les a liquéfiés, eux aussi. Ils n’ont plus de couleurs, plus de vie. Elle a tout emporté, tout délité.
Blanche et calcinée, l’antique cité de Messine somnolait sous l’implacable soleil de Sicile. Le vert intense des oliveraies cernait encore la ville et la Méditerranée miroitait, bleue comme ce n’était pas possible. De l’autre côté du détroit se silhouettaient les collines brunes et trapues de la Calabre, misérables, usées comme les épaules des paysans déguenillés de la région.
La Nouvelle-Messine dominant la vieille ville était, elle aussi, d’une blancheur éblouissante mais ses tours étaient faites de plastique, de verre et d’acier étincelant. Elles se dressaient, hautes et altières, monuments à la gloire du jeune Gouvernement mondial, à l’écart de l’ancienne bourgade épuisée, croupissant dans la misère. Là, pas de mendiants dans les rues, pas d’enfants crasseux sous-alimentés au ventre gonflé errant dans ses larges avenues.
Les tours du siège du Gouvernement mondial étaient reliées entre elles par des passerelles encloses dans des parois de verre. Jamais les hommes et les femmes qui y travaillaient n’avaient à exposer leur épiderme au brasier du soleil sicilien. Jamais ils ne sentaient la caresse de la brise de la Méditerranée, jamais ils ne cherchaient l’ombre providentielle d’un auvent, jamais ils n’affrontaient la poussière des ruelles tortueuses, jamais ils ne respiraient l’odeur contaminée de la pauvreté et de la maladie.