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Emanuel De Paolo, debout devant la fenêtre de son bureau au dernier étage de la plus haute tour du complexe du Gouvernement mondial, contemplait les toits de tuiles des maisons humbles et basses de la vieille Messine. Au premier abord, il ne paraissait guère différent des vieillards silencieux, au regard amer, perpétuellement assis devant les porches et dans les cantinas de la vieille cité. Il avait le teint basané, ses cheveux qui s’éclaircissaient étaient d’un blanc de neige et ses yeux charbonneux aussi méfiants que ceux du premier paysan venu.

Mais il n’avait pas les traits lourds et épais du Sicilien de souche. L’ossature de son visage était fine, presque délicate. Il était fluet et d’apparence fragile. Mais ses prunelles de braise flamboyaient comme un feu vivant et l’amertume qu’on lisait dans son regard traduisait la lassitude d’un homme qui, depuis plus de quarante ans, assistait aux luttes que menaient ses semblables pour le pouvoir, à leurs trahisons, à leur cupidité.

Emanuel De Paolo avait jadis été secrétaire général des Nations Unies. Quand le Gouvernement mondial avait été instauré sur les ruines de l’O.N.U., il en était devenu le principal administrateur. Il portait le titre de directeur. Le monde l’appelait dictateur. Mais il n’était pas dupe. Il savait qu’il n’était ni un directeur ni un dictateur. Il gouvernait. Il se battait. Il survivait.

Son secrétaire, un jeune étudiant en droit éthiopien, entra sans bruit et s’immobilisa sur le seuil du bureau, attendant qu’il remarque sa présence, fronçant les sourcils avec inquiétude. Qu’est-ce que le directeur regardait donc par la fenêtre ? Cette vieille ville puante avec ses mouches, ses mendiants et ses lupanars ? La mer ? Les montagnes ? Cela lui arrivait de plus en plus souvent, maintenant. Il n’avait plus toute sa tête. Il était vrai que le directeur avait déjà fêté son quatre-vingt-troisième anniversaire. Il y avait de longues années qu’il portait le fardeau du monde sur ses épaules. Il ferait mieux de dételer et de remettre ses responsabilités à des hommes plus jeunes.

— Monsieur…, commença le secrétaire à mi-voix.

De Paolo se retourna imperceptiblement comme s’il sortait avec difficulté d’un rêve.

— Monsieur, la conférence va commencer.

Le directeur acquiesça.

— Oui. Oui.

— La salle est prête. Ces messieurs sont arrivés.

— Parfait.

Le jeune Éthiopien traversa d’un pas raide le vaste bureau recouvert de moquette et fit halte devant le placard aménagé dans le mur opposé.

— Quels vêtements mettrez-vous, monsieur ?

— Aucune importance, répondit De Paolo en haussant ses frêles épaules. Ce ne sera pas ma garde-robe qui les impressionnera.

Le secrétaire plissa les lèvres et examina le directeur. De Paolo portait comme d’habitude une chemise à col ouvert et un pantalon confortable. La chemise était d’or pâle, le pantalon bleu foncé : ses couleurs favorites. Pas de bijou en dehors du médaillon aztèque en argent, presque invisible sous son col, cadeau que, voici bien longtemps, lui avait fait le peuple mexicain. Le secrétaire choisit un léger cardigan bleu et aida le vieil homme à l’enfiler.

— Je regardais les nuages, dit De Paolo en se laissant faire passivement. On les voit se former au-dessus des montagnes. Puis ils s’obscurcissent et ils éclatent en pluie. Les avez-vous déjà observés ?

— Non, monsieur, jamais.

— Vous n’avez pas le temps, c’est ça ? Je vous donne trop de travail.

— Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire…

De Paolo lança au jeune homme un sourire empreint de douceur.

— Cela ne fait rien. Simplement, je… Chaque fois que je regarde les nuages, je me pose la question : sont-ils naturels ou est-ce qu’ils ont été fabriqués par une équipe de manipulateurs météorologiques ?

— Il est impossible de le dire.

— Impossible, oui. Mais il serait important de le savoir. Extrêmement important.

— Assurément, monsieur.

— Ne me passez pas la main dans le dos, Paco, dit-il avec une dureté inhabituelle dans sa voix généralement amène. Une guerre est en cours — une guerre non déclarée, une guerre qui n’ose pas dire son nom mais une guerre quand même. Avec des hommes et des femmes qui sont tués, des enfants qui meurent.

— Je comprends, monsieur.

Mais De Paolo hocha la tête et poursuivit :

— Nous avons empêché la guerre nucléaire. La Troisième Guerre mondiale n’a pas eu lieu grâce aux satellites et aux rebelles de Séléné. Nous avons démantelé la vieille O.N.U., mais nous avons épargné l’holocauste nucléaire au monde. On aurait pu croire que les nations s’en seraient félicitées, qu’elles auraient été reconnaissantes, qu’elles seraient tombées à genoux pour remercier Dieu de les avoir sauvées de l’annihilation !

— Elles ont désarmé…

— Elles ont spectaculairement détruit leurs arsenaux nucléaires, c’est vrai. Parce que nous avons brandi la menace de détraquer le temps si elles ne le faisaient pas, parce que leurs engins ne pouvaient rien contre les missiles à laser des satellites. Parce que nous assurons, nous, la garde de la planète, désormais, et que nous avons fait en sorte qu’il soit impossible d’utiliser les missiles et les bombes atomiques. Mais elles ont appris à manipuler le temps, elles aussi, et cette technique est devenue une arme qu’elles emploient les unes contre les autres. Quelle folie !

— Cela n’a jamais été prouvé, monsieur.

— Bah ! Vous croyez que la sécheresse qui ravage votre pays est d’origine naturelle ?

— C’est une sécheresse particulièrement sévère.

— Et l’hiver qu’a connu l’Amérique du Nord ? Et ce qui s’est passé ce printemps ? Les inondations en Chine ? Tout cela, ce sont des catastrophes naturelles, selon vous ?

— C’est possible.

— Mais improbable. C’est la guerre, je vous dis. La Quatrième Guerre mondiale. Elle se mène avec des armes secrètes, silencieuses, des armes qui s’attaquent à l’environnement. C’est une guerre écologique. On trafique le temps de l’adversaire, on dévaste ses récoltes, on s’en prend à ses nappes phréatiques, on modifie le régime des pluies. La disette tue les hommes aussi sûrement qu’une balle.

— Il faudrait réunir davantage de preuves avant de pouvoir agir.

— Je sais, je sais. Ce qui m’inquiète, ce qui m’empêche de dormir, c’est la forme que revêtira l’étape suivante. Aujourd’hui, on sabote les climats. Vous rendez-vous compte de ce que sera la prochaine offensive d’une guerre écologique ?

Comme le jeune homme gardait le silence, De Paolo répondit lui-même à sa question :

— Les épidémies. La guerre biologique. Des virus, des bactéries, des maladies nouvelles créées en laboratoire et contre lesquelles il n’existe pas de traitements. Cela approche ! Je le sais ! Je sais comment fonctionne leur pensée, je sais comment ils agissent. Il faut les arrêter, il faut empêcher cela.

— Mais comment ?

Le directeur soupira.

— Si je connaissais la réponse, croyez-vous que je passerais mes journées à regarder les nuages ?

Le secrétaire faillit sourire. Mais cela n’aurait pas été poli. Un aide de camp ne sourit pas devant son supérieur sans y avoir été invité — même s’il est enchanté de constater que le supérieur en question n’est pas en train de devenir gâteux, après tout.

Il ouvrit la porte de la salle de conférence et De Paolo entra dans celle-ci. Les six hommes d’un certain âge qui s’y trouvaient déjà se levèrent. Le directeur leur adressa un sourire de pure forme et leur fit signe de se rasseoir. Lui-même prit place dans le confortable fauteuil de cuir au haut bout de la table d’ébène vernie tandis que son secrétaire s’installait discrètement derrière lui sur une chaise de plastique moulé. L’un des sièges entourant la table oblongue était inoccupé.