» La principale préoccupation de De Paolo continue d’être les altérations climatiques. Je suggère que nous terminions cette phase de l’opération aussi vite que possible avant qu’ils ne réussissent à trouver une faille.
» Il serait bon de consolider nos rapports avec El Libertador en utilisant les filières dont nous nous servons déjà pour lui fournir le matériel dont il a besoin. On ne doit en aucun cas le laisser adopter une attitude d’apaisement envers le Gouvernement mondial et vice versa. »
5
Malgré tous les efforts déployés par la police nationale et la police du Gouvernement mondial, les commandos du Front révolutionnaire des peuples qui ont pillé la semaine dernière un arsenal du G.M. à Athènes sont toujours en fuite.
Conduites par une femme qui se fait appeler Shéhérazade, les forces du F.R.P., essentiellement composées d’adolescents ou d’individus des deux sexes âgés de moins de vingt ans, se sont emparées de plusieurs centaines d’armes modernes, carabines automatiques, pistolets mitrailleurs et fusils d’assaut. On n’a toujours pas retrouvé trace ni des commandos F.R.P. ni du matériel volé.
Toutefois, dans une émission clandestine diffusée hier, Shéhérazade elle-même a annoncé que ces armes serviraient à « poursuivre la lutte contre la tyrannie du Gouvernement mondial »
Evelyn s’agrippa au rebord de la couchette capitonnée et fit de son mieux pour se relaxer et se calmer. Elle souffrait le martyre. La gravité à l’intérieur de la navette — une petite sphère qui reliait le cylindre principal aux modules de service ceinturant la colonie — n’était même pas le cinquième de la gravité terrestre. C’était juste suffisant pour que le poids des passagers les maintienne dans leur siège et l’estomac d’Evelyn en proie à la nausée était en pleine révolte.
Les douze recrues et le guide occupaient la moitié des couchettes. Tous les autres, sanglés dans leur harnais, ne paraissaient souffrir d’aucun inconfort. Ils sont sans doute aussi malades que moi mais ils le cachent mieux, se dit la jeune fille.
Essayant d’oublier les soubresauts de son estomac, elle se concentra sur le but qu’elle s’était fixé : pénétrer dans le second cylindre.
Île Un, en fait, était constituée de deux gigantesques cylindres. Des câbles faisant office de va-et-vient permettaient de passer de l’un à l’autre.
Mais alors que l’on pouvait se déplacer librement d’un bout à l’autre du cylindre principal, celui où elle habitait, où David habitait, où tout le monde habitait, Evelyn n’avait encore pas rencontré une seule personne qui, de son propre aveu, eût mis les pieds dans le cylindre B. C’était, semblait-il, une zone interdite. Interdite à tout le monde ? C’est impossible.
Il y avait dans le cylindre B quelque chose qu’ils — Cobb et ses amis — ne voulaient pas qu’on voie. Aussi Evelyn était-elle bien résolue à savoir de quoi il s’agissait.
Si, toutefois, elle survivait à cette sacrée tournée d’orientation !
Son cerveau avait beau se tuer à lui répéter qu’elle flottait confortablement sous 0 G, son estomac n’était pas dupe : il savait, lui, qu’il tombait, qu’il tombait sans fin, et le petit déjeuner qu’Evelyn avait pris avant de partir menaçait de refaire surface.
La faible pseudo-gravité entretenue dans la navette ne lui était pas d’un grand secours. Pas plus que le paysage que l’on apercevait derrière les hublots circulaires encastrés dans la paroi de la sphère : des étoiles qui dérivaient et, toutes les quelques secondes, la boule bleutée qui était la Terre. Jamais elle ne m’a paru aussi séduisante quand j’étais dessus !
La navette s’arrima au module de service avec un choc qui fit frissonner Evelyn.
— Ce module est sous 1 G, annonça le moniteur à ses ouailles qui commençaient à se défaire de leurs harnais. Préparez-vous à retrouver votre poids normal.
Deux recrues poussèrent un grognement de mécontentement. C’est que ces ahuris appréciaient réellement la faible gravité !
Les douze visiteurs franchirent lentement l’écoutille. Tous portaient la même tenue de saut, anonyme et grise, et avaient un badge d’identification fixé à la poitrine. Le guide, un grand escogriffe à l’allure solennelle dont les tempes commençaient à peine à grisonner, vêtu, lui d’une combinaison bleue, debout à côté du panneau, y allait déjà de son laïus :
— C’est un module agrobiologique comme il en existe un certain nombre. Bien que la plupart des plantes vivrières de la colonie soient récoltées dans les sections cultivées du maître cylindre, ces modules extérieurs sont affectés à des recherches expérimentales sur des plantes nouvelles ou à des productions spécialisées comme les fruits tropicaux.
Drôle de ferme ! se dit Evelyn en balayant du regard l’intérieur du module. Ça ressemble plus à un hangar d’avion envahi par les mauvaises herbes.
Le module était une sphère de métal à la surface nue. Le « champ de culture » était une bande d’humus grouillante de plantes qui en occupait tout le pourtour. Quand Evelyn leva les yeux, elle vit des végétaux et de la terre au-dessus d’elle. Une lumière éblouissante se déversait par les fenêtres rondes percées dans les parois de part et d’autre de cet anneau cultivé. Il faisait chaud et humide et le soleil était si aveuglant qu’Evelyn ressentit instantanément un début de migraine.
— Dans ces modules, disait le guide, nous pouvons contrôler le dosage de l’air, la température, le degré hydrographique, la pesanteur et même la longueur du jour.
Il désigna les hublots de la main et Evelyn vit les volets métalliques permettant de les obturer.
Comme, du fait de sa position en L4, la colonie était perpétuellement éclairée par le soleil, la seule variable était la durée de l’ensoleillement à calculer. Dans les modules, l’ouverture et la fermeture des hublots créaient le « jour » et la « nuit » à volonté. Dans le cylindre principal, les grands miroirs solaires étaient programmés de façon à déterminer un cycle de vingt-quatre heures.
— Nous pouvons ainsi établir pratiquement les conditions d’environnement que nous souhaitons sans perturber le cycle terrestre des jours et des nuits ni les autres cadres d’existence au niveau du cylindre principal.
Je persiste à penser que ça ressemble à de la mauvaise herbe, s’entêta Evelyn.
— Dans ce module-ci, continua le guide avec un sérieux imperturbable, nous étudions la croissance de plantes parasites capables de s’attaquer à nos récoltes ou de provoquer des réactions allergiques chez certains colons particulièrement sensibles. Des mauvaises herbes, en quelque sorte.
Evelyn eut beaucoup de mal à réprimer son fou rire. Elle se tourna vers les autres recrues — six femmes et cinq hommes dont aucun n’avait plus de trente ans. Ils sont sérieux comme des papes ! À croire que leur vie dépend de la moindre syllabe proférée par ce raseur !
Brusquement, elle comprit que leur vie dépendait, en effet, et au sens le plus littéral, du savoir qu’ils étaient en train de glaner. Ils envisageaient de s’installer à demeure sur la colonie. Ils n’avaient aucun désir de revenir sur la Terre. Mais est-ce que c’est une raison pour avoir l’air de missionnaires ? Ils ne peuvent donc pas sourire une fois de temps en temps ?