Quand elle émergea de la cabine, elle se retrouva dans un nouveau corridor aux murs de métal en tous points identique à la coursive du cylindre A. À moins que je sois toujours dans le A. Peut-être que l’ascenseur n’a pas bougé !
Elle se mit à avancer lentement, prudemment, dans le corridor, veillant à bien poser les pieds sur le velcro, un bras écarté pour suivre la froide paroi du bout des doigts. C’était comme dans le vieux cauchemar où, toute seule, elle s’enfonçait dans un couloir totalement silencieux, familier et pourtant inquiétant, sachant que quelque chose de terrifiant était tapi plus loin — ou la suivait pas à pas.
Elle pivota sur elle-même. Rien. Ça suffit comme ça ! Tu es complètement idiote !
Elle passa devant un centre de contrôle qui était la réplique fidèle de celui que Duvic lui avait montré, à ceci près que ses hublots étaient opaques et qu’il était vide et froid comme une crypte.
L’escalator conduisant au quai souterrain était immobile. Une sacrée descente ! Mais dès qu’Evelyn eut posé le pied sur la première marche, il commença à bourdonner et se mit en mouvement. Il s’en fallut de peu qu’elle perde l’équilibre mais elle se cramponna des deux mains à la rampe et se laissa porter.
Une voiture était arrêtée devant le quai. Obscure, comme morte. Mais quand la jeune femme eut passé le portillon, elle s’alluma, le vrombissement du moteur électrique s’éleva et les portes coulissèrent. Entre dans mon salon, dit l’araignée à la mouche. Evelyn monta quand même dans la voiture.
L’automotrice démarra automatiquement. La jeune femme était restée devant la porte et, détectant un passager désireux de « descendre à la prochaine », le véhicule s’arrêta à la station suivante. Evelyn descendit. Elle trouva rapidement l’escalier montant et en fit l’ascension en s’immobilisant toutes les quelques secondes, l’oreille tendue. Rien. Pas un son. Pas même l’écho de ses propres pas sur les marches. Et ce silence de mort était plus éprouvant encore que l’angoisse de se faire surprendre.
Enfin, elle atteignit la surface et émergea dans une sorte de jardin où d’énormes buissons de fleurs tropicales bouchaient la vue. Un chemin serpentait à travers la végétation. Elle s’y engagea. Les palmiers et les arbres exotiques disparaissaient sous des entrelacs de lianes qui faisaient une voûte au-dessus de sa tête et l’on aurait pu se croire au milieu de la jungle. Sauf qu’il n’y avait pas le plus faible bruit. Pas de crépitements d’insectes, pas le moindre froissement de feuillage agité par le vent. Et pas une voix humaine.
Le sentier montait à l’assaut d’une colline étrangement semblable à celle qu’elle avait escaladée en compagnie de David quand il lui avait fait faire le tour du propriétaire. Evelyn fit halte et regarda tout autour d’elle. Son cœur cognait dans sa poitrine.
C’était vraiment un paysage tropical : des hauteurs aux pentes tapissées d’arbres colossaux, une jungle, des montagnes au loin, des fleurs partout. Et des cours d’eau, des cascades, de profonds étangs, un large lac cerné de plages de sable au centre. Quand on levait les yeux, c’était le même spectacle. Ce paradis né de la main de l’homme s’incurvait, tapissant toute la surface intérieure du cylindre. C’était un immense décor hollywoodien figurant une paradisiaque île des mers du Sud. Il n’y manquait qu’un volcan au cratère fumant.
Et la vie.
Pas de maisons. Pas de routes. Pas trace d’habitat humain.
Evelyn sortit de sa poche une paire de jumelles électro-optiques, à forte puissance. Rien, pas de villages, pas de ponts, pas d’édifices. Pas même un oiseau.
Le second cylindre d’Île Un, assez vaste pour qu’un million de personnes et davantage y tiennent à l’aise, était un paradis tropical. Absolument désert.
6
L’esprit révolutionnaire du IIIe millénaire s’est manifesté de bien des façons différentes. D’un bout à l’autre du monde, les masses opprimées ont décidé de prendre en main leur destin et de déboulonner leurs tyrans. Dans les nations misérables de l’hémisphère Sud l’agitation généralisée aboutira au renversement des gouvernements despotiques et à l’avènement de nouveaux régimes solidaires de ceux que l’on écrase. Dans les riches nations industrielles du Nord, une jeunesse insatisfaite brandit le flambeau de la révolution, pour elle et pour ses frères déshérités.
Ces jeunes de tous les pays s’appellent le Front révolutionnaire des peuples. Les profiteurs contre lesquels ils se dressent les appellent terroristes. Leurs enfants et leurs petits-enfants qui, grâce à leur combat, vivront dans un monde de paix et de liberté, les appelleront libérateurs. Il n’y a pas de titre plus glorieux.
À son réveil, Denny McCormick fut convaincu de se trouver au paradis du Prophète — ou, tout au moins, sur un plateau de cinéma où l’on tournait un remake des Mille et Une Nuits.
Il reposait sur un lit large et bas, tendu de voilages de soie qu’une brise tiède faisait doucement onduler. La chambre était somptueuse — de vastes et voluptueux divans, des coussins aux couleurs éclatantes ; de splendides et épais tapis d’Ispahan et de Tabriz aux motifs compliqués animaient le sol de leurs bariolures. Au-delà des hautes et fines fenêtres on apercevait de sveltes colonnes au fût cannelé et, en arrière-plan, les toits de Bagdad, des minarets tels des doigts d’implorants tendus vers le firmament, les tuiles bleues du dôme d’une mosquée. Le soleil couchant incendiait le ciel et empourprait les terrasses.
Quand Denny voulut s’asseoir, une douleur déchirante le fouailla et il retomba en arrière avec un gémissement de surprise. Il portait un pyjama de soie soutaché d’argent, constata-t-il en se palpant le flanc. Et il avait un pansement.
Une femme entra. Mince, le teint sombre mais des yeux d’un bleu léger. Une robe aux tons chatoyants l’enveloppait du menton jusqu’aux pieds.
Ce n’est pas celle de la voiture, pensa Denny. L’autre était bien plus belle.
La femme s’esquiva sans avoir ouvert la bouche et la porte se referma silencieusement.
Denny s’abîma dans la contemplation du plafond, une mosaïque aux entrelacs hypnotiques dont la beauté, bien qu’elle se conformât aux édits coraniques interdisant la reproduction du visage humain, était fascinante.
Peut-être était-ce seulement mon imagination. Peut-être ai-je été le jouet du délire ? Mais comment se fait-il, alors, que tu sois ici ? ajouta-t-il intérieurement, répondant à sa propre question. Crois-tu que c’est une chambre d’hôpital ?
Il éclata de rire, ce qui réveilla sa douleur.
— C’est peu vraisemblable, fit-il tout haut. Il n’y a pas un seul hôpital de ce genre sur toute la Terre.
La femme réapparut. Cette fois, elle apportait un plateau. Sans un mot, sans même que son regard croisât celui de Denny, elle le posa à terre à côté du lit, s’agenouilla et souleva le couvercle d’un plat. L’arôme brûlant d’un bouillon épicé s’en exhala et McCormick se rendit brusquement compte qu’il avait une faim de loup. Il essaya à nouveau de se dresser sur son séant mais, cette fois encore, la souffrance l’arrêta net et il lâcha un juron d’une voix étouffée, furieux de son impuissance.
Elle posa la main sur l’épaule pour l’obliger à se recoucher. Ce n’était qu’une enfant, une adolescente. Elle se mit à lui donner la becquée en lui maintenant la tête droite, sa main libre passée sous la nuque.