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— Bien sûr que si. Que voulez-vous que je lui dise d’autre ?

— Mais ce n’est pas réellement la vérité ! Comment puis-je savoir… enfin, je ne lui ai pas dit deux mots cohérents !

Irène eut un sourire entendu. Elle ramassa le plateau et sortit prestement.

Ah ! les femmes ! songea dédaigneusement Denny. Les grands sentiments, c’est tout ce à quoi elles pensent. Complètement débiles ! Maintenant, les commérages vont aller bon train. Encore heureux si le vieux cheik ne me balance pas dans une rue sombre pour laisser les tueurs finir leur travail !

Mais Denny s’aperçut soudain qu’il riait aux anges. Et que son cœur cognait comme s’il avait couru le mille mètres. Il s’aperçut par la même occasion qu’il n’avait, pas touché au déjeuner que lui avait apporté Irène. Mais il s’en moquait. Il n’avait absolument pas faim.

— Bon Dieu de bois ! murmura-t-il. C’est vrai que je suis amoureux d’elle !

Il passa l’après-midi à tourner comme un ours en cage dans sa prison dorée. Il sortit cent fois sur le balcon au plus fort de la chaleur caniculaire mais le patio demeurait vide. La ville tout entière paraissait dormir, écrasée sous ce soleil impitoyable.

L’idée lui vint de téléphoner à son contremaître mais il la chassa aussitôt : il ne pourrait pas se concentrer sur le travail. Et, pour l’heure, il s’en fichait éperdument.

Finalement, accablé par la chaleur qu’il traînait comme un boulet au pied, il s’affala sur son lit, toujours en pyjama, et s’assoupit. Sa dernière pensée consciente fut pour se souvenir des mises en garde qu’on lui avait prodiguées quand il était petit contre la masturbation, même involontaire.

Quand il se réveilla, il faisait nuit. La porte, en s’ouvrant, le fit émerger d’un rêve obscur, comme poissé de sueur, qui s’effaça et sombra dans les profondeurs de son inconscient telle l’image abolie d’un téléviseur que l’on éteint.

Il se dressa tout droit sur son lit.

Une femme lui apportait son dîner sur un plateau niellé d’argent. Mais ce n’était pas Irène. Elle était plus grande et son voile de soie maintenait son visage dans l’ombre.

Ne sois pas idiot ! Ce ne peut pas être elle.

Mais le pouls de Denny s’emballait.

Elle posa le plateau sur la table basse au milieu de la pièce, s’approcha du lit, fit glisser son voile sur ses épaules et sourit.

À la vague lueur que laissaient filtrer les fenêtres, Denny reconnut Bahjat, aussi éblouissante que dans son souvenir. C’était une princesse des Mille et Une Nuits, une Shéhérazade à la chevelure de corbeau, aux yeux étincelants, mince comme un fil. Sa physionomie radieuse était beauté, intelligence, amour.

McCormick voulut dire quelque chose mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

Elle posa son doigt sur ses lèvres et fit dans un murmure :

— Je ne peux rester qu’un instant. Le médecin m’a dit que votre guérison est en bonne voie. J’en suis heureuse.

— Je voulais vous remercier…

Elle secoua imperceptiblement la tête.

— Un Ah-reesh aux cheveux aussi flamboyants ! Comment aurais-je pu vous laisser mourir ?

D’un mouvement prompt, elle se pencha et l’embrassa. Mais quand Denny voulut l’étreindre, elle se dégagea et battit en retraite en direction de la porte.

— Je reviendrai, chuchota-t-elle.

Et il n’y eut plus personne.

7

Il existe des similitudes frappantes entre le vieillissement et la mort des villes, et le vieillissement et la mort des étoiles comme notre soleil.

À mesure qu’elle vieillit, une étoile voit se raréfier ses sources d’énergie nucléaire. Elle commence alors à grossir et devient géante, rouge. Mais même durant ce processus de dilatation, son noyau se fait plus dense, plus chaud et il dégénère. Finalement, lorsque toutes ses réserves d’énergie sont épuisées, l’astre se désagrège. Notre soleil se transformera un jour en une naine blanche. Lorsqu’il s’agit d’étoiles plus massives, ce phénomène déclenche la formation explosive d’une supernova qui détruit tout à l’exception du minuscule et brûlant noyau. Et si l’étoile originelle est vraiment très grosse, son noyau ardent lui-même s’évanouit entièrement et il n’y a plus que ce que les astronomes appellent un trou noir.

À mesure qu’une ville vieillit et perd ses sources d’énergie (les contribuables), elle commence à se dilater. C’est ce que l’on appelle l’expansion urbaine. Mais, exactement comme pour une étoile, son noyau central devient plus dense, il s’échauffe et dégénère. Finalement, la ville meurt. Plus elle est grande, plus les chances d’une explosion accompagnant son agonie sont nombreuses. Les très grandes villes, comme New York, exploseront sans doute avec une violence telle qu’il ne restera pas grand-chose. Pas même un trou noir.

Janice Markowitz,
L’Évolution des Villes,
Columbia University Press, 1984.

Ils avaient admirablement choisi l’endroit.

Minuit était passé depuis longtemps et les rues auraient dû être vides. Il ne fallait pas être dans son bon sens pour rôder dans Manhattan une fois la nuit tombée, seul par-dessus le marché. Il n’y avait personne sauf les rats et, à l’occasion, un chat errant qui se croyait capable de se débrouiller.

Le jour, Manhattan était encore habitable — ici et là. Mais, la nuit, on se barricadait chez soi et on dormait le revolver à portée de la main.

Lacey avait pour mission de filer le pigeon.

Il était noir et il portait la panoplie adéquate : un blouson en tissu plastique rouge sang aux manches déchirées, un pantalon de cow-boy moulant les fesses, de lourdes bottes qui convenaient aussi bien pour piétiner un adversaire que pour courir. Mais c’était une tenue trop parfaite. Comme un uniforme qu’il aurait touché. Et ses vêtements étaient neufs. Au lieu de se fondre dans le paysage de la Première Avenue, Lacey était aussi visible que le soutien-gorge agressif d’une tapineuse.

Mais ce qui le trahissait était le simple fait qu’il ne s’éloignait jamais de plus de deux blocs de l’ancien bâtiment des Nations Unies. Il fallait que les autres culs-blancs l’observent avec leurs caméras et entendent tout avec leurs micros longue distance.

Le pigeon était un poulet. Pas un flic classique. Ils connaissaient la règle du jeu et laissaient les mains libres à l’Association du Quartier pour qu’elle fasse la loi sur son territoire comme elle l’entendait. C’était un flic du Gouvernement mondial. Et il voulait rencontrer Leo en personne. Parler avec lui, nom de d’là !

Leo avait rigolé et il avait dit :

— O.K., causons avec M. Poulet. Pour quoi faire, merde ? s’interrogeait Lacey.

Mais quand Leo dit « tu fais ça », on le fait. Sans chercher à savoir avec qui on est en cheville ou qui est en guerre avec qui. Leo ne donnait pas souvent d’ordres mais quand il en donnait, on bondissait.

Lacey scruta la Première Avenue en plissant les yeux. Le vent venant de la rivière était chargé de relents de détritus. À la lumière morne de la lune que tamisaient les nuages, les ruines de l’ancien siège de l’O.N.U. ressemblaient à un fantôme obscur et lézardé. Lacey frissonna. Il y avait des gens qui vivaient là au milieu de ces décombres où pullulaient les rats.

Jojo et Fade, devant le pigeon, patrouillaient le secteur pour s’assurer qu’il était bien seul, l’autre crevure. Que ce n’était pas un piège tendu pour se payer Leo. C’te saloperie d’G.M. a essayé plus d’une fois d’se l’faire. Mais Leo avait toujours été plus malin qu’eux.