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Tanaka inclina courtoisement la tête et se lança dans quelques commentaires poétiques sur la beauté de l’été naissant. Garrison le laissa disserter à bâtons rompus tandis que d’autres décors holographiques tridimensionnels s’inscrivaient dans les miroirs. Seul le quatrième demeurait obstinément plat et continuait à remplir sa fonction de piège à reflets.

— Bien, laissa tomber Garrison, coupant net le bavardage oiseux de Tanaka. Qu’est-ce que c’est que ce putsch en Argentine ? Comment se fait-il que nous n’en ayons pas été prévenus ?

— El Libertador est devenu plus tôt que nous ne l’escomptions une force avec laquelle il faut compter, dit le Japonais. Il a tiré parti de notre assistance pour ses fins propres.

— Mais c’est un vrai furoncle, ce rigoriste ! s’exclama Wilbur St. George, l’Australien.

Il était dans son bureau de Sidney, son visage mafflu, fendu comme d’habitude par le rictus du monsieur à qui on ne la fait pas, une pipe éteinte fichée entre les dents. Par la fenêtre à laquelle il tournait le dos, on distinguait le port, l’immense opéra et les hautes arches du pont d’acier qui le dominait.

— Un furoncle bien utile, répliqua Garrison.

À Cologne, Kurt Morgenstern, un nabot au regard soupçonneux, le teint brouillé et le muscle avachi mais qui contrôlait quasiment tout le potentiel industriel de l’Europe centrale ; dodelina du menton et dit :

— Il n’acceptera pas de se rendre à nos suggestions. Des gens à moi ont essayé de… euh… de l’orienter mais il refuse de les écouter.

— Que les dieux nous protègent des hommes assurés d’avoir raison, sourit Tanaka.

— C’est aussi ce qu’on m’a rapporté, confirma St. George. Un révolutionnaire à tous crins qui a mangé du lion. Incapable de prêter l’oreille à la voix de la raison. Impossible de lui faire confiance.

Le dernier miroir se dématérialisa à son tour, laissant apparaître l’image de Jamil al-Hachémi, allongé sur des coussins dans le compartiment privé d’une caravane d’un luxe époustouflant.

— Pardonnez mon retard, s’excusa-t-il. J’étais retenu par des affaires personnelles urgentes.

— Nous parlions de ce Libertador, lui annonça Garrison avec, dans la voix, la raucité presque imperceptible de l’accent texan de sa jeunesse. Croyez-vous qu’il soit possible de nous servir de lui de façon plus directe ?

Al-Hachémi haussa les épaules.

— Ce n’est pas exclu mais j’en doute. Certes, il a une large audience auprès de ces jeunes révoltés…

— Le Front révolutionnaire des peuples, grommela Morgenstern avec un mépris évident.

— Ils sont vigoureux et ont la vue courte mais ils sont fermement convaincus qu’il faut détruire le Gouvernement mondial.

— Ce qui fait d’eux un instrument idéal pour nous, dit Garrison.

— Mais ce sont de dangereux fanatiques, attention, intervint Tanaka. Le F.R.P. nous hait — nous, les consortiums — tout autant qu’il hait le Gouvernement mondial.

— El Libertador aussi, fit St. George.

— Je persiste quand même à penser que ces gens-là peuvent nous être utiles, insista Garrison. D’accord, El Libertador est un fieffé idéaliste qui s’imagine qu’il va changer le monde. Il nous exècre. Ça ne l’empêche cependant pas d’accepter l’argent et le matériel que nous lui fournissons, qu’il le sache ou pas, qu’il l’avoue ou pas. Tant qu’il harcèle le G.M., il travaille pour nous et nous devons l’aider dans toute la mesure du possible.

Les autres approuvèrent et al-Hachémi enchaîna :

— Avec le F.R.P., c’est à peu près du pareil au même. J’ai réussi à rallier quelques-uns de ses groupes locaux en Irak à nos objectifs. J’arrose un de leurs chefs. Et pas seulement d’argent. De conseils, aussi.

— Jusqu’au jour où il vous tranchera la gorge, bougonna St. George.

Al-Hachémi eut un sourire glacé.

— Il ne vivra pas assez longtemps pour ça, croyez-moi.

— Bon, reprit Garrison. Dans ce cas, je suis d’avis de continuer à soutenir El Libertador. Finançons-le. Mettons nos équipes climatologiques au travail dans les pays voisins de façon à créer des conditions d’environnement qui ébranleront les gouvernements en place et attiseront le mécontentement des populations envers le G.M.

Morgenstern secoua la tête d’un air chagrin.

— Quelles misères nous provoquons ! Quand je pense à ce que nous faisons, je me demande… Des gens meurent à cause de nous ! Est-ce donc vraiment nécessaire ? Nous faut-il absolument fabriquer des inondations et des sécheresses ? Songez à l’épidémie de typhoïde qui ravage actuellement l’Inde et le Pakistan.

— Que voulez-vous y faire ? rétorqua St. George.

— Mais nous en sommes responsables !

— Seulement de manière indirecte. Se ces crouillats avaient des services d’hygiène et de prophylaxie dignes de ce nom…

— Et s’ils adoptaient tant soit peu des mesures de contrôle des naissances, ajouta al-Hachémi.

Mais Morgenstern n’était toujours pas convaincu :

— Nous perturbons les climats. Nous tuons ces pauvres malheureux. Pourquoi ? Sommes-nous donc dans une situation à tel point désespérée…

— Oui, le coupa sèchement Garrison. Nous sommes dans une situation désespérée et c’est pourquoi nous devons nous battre. Si nous restons à nous tourner les pouces en laissant le Gouvernement mondial libre d’agir à sa guise, nous finirons à l’asile tous autant que nous sommes. La race humaine ne sera plus qu’une horde de chiens affamés et gémissants. Le monde entier sera réduit à la situation dans laquelle se débat l’Inde — plus pauvre que Job.

— Je connais les prévisions des ordinateurs…

— Absolument ! La politique du Gouvernement mondial nous entraînera tous à la ruine. C’est la raison pour laquelle nous devons faire feu de tout bois pour nous débarrasser de lui, utiliser tout ce qui se présente… le F.R.P., El Libertador, n’importe quoi et n’importe qui.

— Mais est-il bien avisé d’aider El Libertador à s’emparer d’autres pays encore ? demanda Tanaka sans se départir de son perpétuel sourire. Chaque fois qu’il met la main sur un pays, nous perdons ses capacités productrices et son armée de main-d’œuvre.

— Plus des débouchés, renchérit St. George.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? objecta Garrison. Admettons même que toute l’Amérique du Sud nous échappe. Cela représenterait quoi ? Une perte de dix pour cent tout au plus.

— Dix pour cent, c’est déjà le Brésil à lui seul, souligna Morgenstern.

— Eh bien, si c’est le prix que nous devons payer, c’est encore donné !

— Ce serait une part importante de mon marché, protesta l’Allemand.

— Du mien aussi mais on vous dédommagera. D’ailleurs, un régime révolutionnaire ne dure jamais bien longtemps. Quand El Libertador aura contribué en ce qui le concerne à la mise au pas du Gouvernement mondial, son château de cartes s’écroulera. Alors, nous aurons tous les marchés de la planète à nous… et à nos conditions.

Ces propos rassérénèrent un peu Morgenstern — mais pas complètement.

Garrison étudia tour à tour ses quatre partenaires en se grattant le menton.

— Messieurs, le moment est venu de rassembler tous ces groupes révolutionnaires mal dégrossis en un mouvement unique qui jettera bas le Gouvernement mondial.

— Cela provoquerait un bain de sang et ce serait le chaos, dit Tanaka.