— Elle t’a rudement bien roulé dans la farine, hein ?
Bien que David eût le feu aux joues, il ne put s’empêcher de sourire.
— Ça, on peut le dire !
— Qu’est-ce que tu en penses, maintenant ?
— Je suis… paumé, avoua le jeune homme. Perplexe. Elle veut savoir de quoi il retourne au juste pour le cylindre B et publier un article à ce sujet quand elle sera rentrée.
Prenant appui du pied contre le mur, Cobb se propulsa vers la balle qui dérivait lentement.
— Il n’y a rien dans le cylindre B, lança-t-il par-dessus son épaule. Il est vide.
David le rejoignit.
— Pourquoi ?
— Parce que ce sont les ordres du directoire. La colonie est la propriété de ces messieurs, ils l’ont construite avec leur bon argent et ils ont le droit d’en faire ce que bon leur semble.
— Mais pourquoi le laisser vide ? C’est de l’espace gâché.
Cobb happa la balle au milieu des airs et, d’une torsion du corps, fit face au garçon.
— Non, mon petit, ce n’est pas du gaspillage. Nous venons de recevoir des directives : nous allons y édifier des maisons.
— Oh ! (David éprouvait un certain soulagement.) Quel genre de maisons ? Et combien ?
— Des palais, répondit Cobb avec un large sourire. Et il y en aura cinq.
— Seulement cinq ? Pour tout le cylindre ?
La stupéfaction de David était si vive que sa voix s’éraillait.
— Ce sont les instructions du directoire. Cinq grandes demeures. Le cylindre aura encore l’air aussi vide après.
— Mais pourquoi… pourquoi est-ce qu’ils…
— Ne décèles-tu pas une corrélation entre le fait que le directoire a ordonné que l’on construise cinq maisons et le fait que ledit directoire de la société anonyme pour le développement d’Île Un comprend cinq — je dis bien : cinq — administrateurs ? demanda Cobb, le sourcil circonflexe.
David le dévisagea en clignant les yeux et le vieil homme le prit par l’épaule.
— Allons, viens, mon garçon. C’est l’heure de la douche.
— Non, attendez, fit David en se dégageant. Où voulez-vous en venir ? Qu’entendez-vous exactement par là ?
— Tu veux être prévisionniste, répliqua Cobb, la mine grave. Si tu cherches à déterminer les tendances économiques et sociopolitiques du monde, que conclus-tu ?
— Il n’y a pas une seule tendance clairement indiquée, fit David en secouant la tête.
— Oh que si ! Aussi vrai qu’il y a des impôts. Le chaos ! L’apocalypse ! Le Gouvernement mondial essaie de maintenir un minimum de stabilité globale mais il existe des mouvements révolutionnaires un peu partout. Qu’il s’agisse d’El Libertador, en Amérique du Sud ou du F.R.P. au Moyen-Orient, le G.M. se débat dans les pires difficultés.
— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec Île Un ?
— Nous sommes l’issue de secours, mon petit. Ces messieurs du directoire sentent le sol céder sous leurs pieds. Une catastrophe à l’échelle de la planète. Le Gouvernement mondial pourrait bien s’effondrer. Cela risque d’être le chambardement et la révolution d’un bout à l’autre de la Terre. Ces hommes veulent se mettre à l’abri avec leurs familles. Ils ont réservé le cylindre B à leur usage personnel.
— Et ils laisseraient le monde s’écrouler derrière eux ?
— Ils ne peuvent rien faire pour l’empêcher — même s’ils le voulaient.
— Je ne peux pas croire une chose pareille !
Eh bien… il y a un détail. Quand le directoire aura transporté ses pénates ici, nous aurons les moyens de descendre en flammes tout envahisseur éventuel.
LIVRE II
JUIN 2008
Population mondiale : 7,26 milliards d’habitants
9
La malédiction du XXe siècle a été le nationalisme, cette idée anachronique et dangereuse selon laquelle les nations en tant que telles sont totalement souveraines et autorisées à faire ce que bon leur semble. Sur le plan du commerce international, le nationalisme a abouti à créer de gigantesques inégalités entre les nations. Les riches mouraient de suralimentation alors que les pauvres mouraient de faim. Au plan de la politique internationale, le nationalisme a par deux fois ravagé la planète du fait des guerres mondiales et il a été à l’origine de la longue et douloureuse confrontation connue sous le nom de « guerre froide » à laquelle seule a pu mettre un terme la fondation autoritaire du Gouvernement mondial. Aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, la plaie du nationalisme est encore le plus grand péril qui menace la paix, la raison et la stabilité de l’humanité. Nombre de gens aveuglés sont prêts à y revenir et à tourner le dos au Gouvernement mondial. Plus grave encore, beaucoup d’individus et de sociétés parmi les plus riches de la Terre considèrent que le Gouvernement mondial menace leur opulence et leur puissance.
Ce en quoi ils ont entièrement raison !
Le bureau de Cyrus Cobb ressemblait à l’intérieur de l’œil à facettes d’un insecte. C’était comme un théâtre inversé. À l’endroit où aurait dû être la scène se tenait un homme assis sur un haut tabouret pivotant devant une table que l’on aurait pu prendre pour un podium. Les fauteuils de la salle étaient remplacés par des rangées et des rangées d’écrans — il y en avait des dizaines — montrant chacun une partie différente de l’immense colonie. De sa place, semblable, avec ses cheveux blancs et ras qui captaient la lumière de ces écrans et lui faisaient une auréole miniature, à un vieil et sévère instituteur yankee, Cobb embrassait d’un seul coup d’œil pratiquement tous les lieux publics d’Île Un.
Deux techniciens étaient en train de remplacer la vitre détériorée de l’une des énormes fenêtres qui ceinturaient la colonie de bout en bout. Une météorite pas plus grosse qu’un grain de sable l’avait rayée et des palpeurs automatiques avaient alerté l’équipe d’entretien qui veillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre à maintenir l’étanchéité et la limpidité des hublots.
Des moissonneuses électriques sillonnaient en cliquetant un champ de blé. Leurs bras multi-articulés arrachaient les épis mûrs tandis que d’autres accessoires coupaient les tiges décapitées et les liaient en bottes.
Dans une nacelle rouge et jaune, une adolescente montait en spirale en direction de l’axe du vaste cylindre où la gravité artificielle était nulle pour y flotter paisiblement jusqu’au sommet où la faim la contraindrait à redescendre.
Un processeur automatisé vaporisait silencieusement une tonne de roches lunaires et convertissait les gaz résiduaires en antibiotiques et autres agents immunologiques destinés à être exportés sur la Terre. Solitaire, un surveillant installé à son pupitre observait en bâillant cette inhumaine et complexe toile d’araignée de métal et de verre. L’ordinateur incorporé à la machine faisait le bilan microseconde par microseconde de chaque gramme de matière, de chaque erg d’énergie utilisé en cours d’opération.
À gauche du bureau-théâtre de Cobb, cinq écrans exposaient aux regards la luxuriance tropicale du cylindre B. Là, rien ne bougeait. Pas encore.
C’était à peine si Cyrus Cobb jetait un coup d’œil à ses écrans. Ils faisaient à tel point partie de lui-même qu’il sentait quand tout allait bien ou quand quelque chose d’anormal exigeant qu’il y prête attention se produisait. Pour le moment, penché au-dessus de son communicateur, il était en train de dicter : « … quels que soient les droits dont le Gouvernement mondial s’estime investi et les pressions qu’il exerce sur nous. Nous n’autoriserons aucun — je répète : aucun — représentant du Gouvernement mondial à inspecter la colonie. Le vrai problème réside moins dans les requêtes officielles du G.M. que dans ses tentatives d’espionnage officieuses… »