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Rien à faire pour s’introduire à bord d’une navette terrienne. Là, le Dr Cobb lui damait le pion. Même les bagages et le fret étaient minutieusement inspectés puisque les spatioports sur lesquels se posaient les fusées étaient propriété du Gouvernement mondial et non de la Société d’Île Un.

David ne pouvait pas davantage embarquer sur un transbordeur lunaire : Cobb avait prévu qu’il y penserait. Mais on ne vérifie pas le matériel que transportent les transbordeurs, se disait-il tout en pédalant. Les aires de décollage et de contact, elles, appartenaient à la Société. Il n’y avait rien à passer en fraude entre la colonie et les étendues désolées des mines lunaires — rien qui fût susceptible d’intéresser si peu que ce fût le Dr Cobb, en tout cas.

Il atteignit le faîte du promontoire qu’il escaladait et commença à dévaler la pente en direction des bois et des pâturages où, ici et là, paissaient des moutons et des chèvres dont les blancs troupeaux émaillaient les herbages.

Il enclencha son communicateur buccal et interrogea l’ordinateur sur la façon dont se présentaient les soutes des transbordeurs. Comme il était en roue libre, il décontracta volontairement les muscles de ses jambes.

Un grognement de déception lui échappa : les transbordeurs n’avaient pas de cales. Des modules de fret étaient simplement fixés sur leur carcasse comme des bernacles collées à la quille d’un vaisseau. Ils étaient hermétiquement scellés mais le franchissement des 400 000 kilomètres séparant Île Un de la Lune demandait deux jours et un passager clandestin devrait par conséquent ne pas respirer pendant quarante-huit heures. Et il ferait froid : 200 au dessous de 0. De quoi congeler l’air. Et un corps humain !

David était arrivé en bas et il se remit à pédaler de plus belle, semant la panique chez un petit troupeau de moutons qui se trouvaient sur son passage et qui se dispersèrent en bêlant. Un chien aboya derrière lui. Le vent de la course plaquait sa mince chemise sur sa poitrine et l’ébouriffait.

Moins de 200 au-dessous de 0 et pas d’air. Au moins, le docteur ne s’attend pas à ce que je prenne ce chemin.

Il fallut près d’une semaine à David pour préparer son sarcophage.

Il travaillait la nuit dans le sous-sol d’un magasin de fournitures électroniques du village le plus proche de son domicile qui vendait des chaînes multison et les nouvelles télévisions tridimensionnelles aux résidents. Il n’y avait qu’à débloquer les verrous électroniques et à transformer la réserve en atelier.

Grâce à la parfaite connaissance qu’il avait du système de crédit de l’ordinateur, David s’était procuré un module de transport de fret, une combinaison d’astronaute pressurisée, plusieurs bouteilles d’oxygène et deux cellules thermiques électrogènes.

Pendant la journée, il s’astreignait scrupuleusement à suivre la routine habituelle — études et entraînement physique. Il se présentait ponctuellement pour subir les tests et examens médicaux réglementaires en partant du principe que le Dr Cobb le surveillait — au moins par intermittence.

Il ne dormait pour ainsi dire plus. J’aurai tout le temps de roupiller pendant le trajet, se disait-il. Deux jours… ou l’éternité.

Il n’avait pas eu de difficulté à fracturer le bloc d’inventaire informatisé qui gérait tous les biens de la colonie et à « libérer » ce dont il avait besoin. C’était une technique qu’il avait apprise dès qu’il avait été assez grand pour faire des cadeaux à Noël. Tous ses petits copains avaient reçu des présents extravagants : des bibliothèques entières sur bandes enregistrées, un avion-flèche aux ailes arachnéennes, des vêtements importés de la Terre. Et le généreux donateur était un gamin de dix ans qui n’avait pas accès au crédit !

Sa seule erreur avait été d’offrir au Dr Cobb une lunette astronomique professionnelle. Cela lui avait mis la puce à l’oreille et force avait été aux petits copains ravis du Père Noël en herbe de restituer leurs « cadeaux ».

Où sont-ils, les copains, maintenant ? se demandait David tout en étudiant les spécifications des cellules thermiques qu’il venait d’apporter dans la réserve du sous-sol. Ses amis avaient disparu de son existence les uns après les autres. Il les voyait encore, il en voyait même quelques-uns souvent. Mais ils avaient chacun leur vie, à présent, et la vieille camaraderie de l’enfance et de l’adolescence était bien morte. Ils sortaient avec les filles et ils se sont mariés pendant que moi, j’étais entre les mains des biomédics. Il hocha la tête. Son seul véritable ami était l’ordinateur. Et le Dr Cobb l’avait même retourné contre lui.

Evelyn avait raison. Je suis seul.

Il reposa la fiche technique et considéra son butin épars sur le sol : le module de fret béant, cylindre de plastique gris de deux mètres de long, intérieurement revêtu d’une mince couche de mousse isolante ; le scaphandre avec son casque transparent ; les volumineux réservoirs d’oxygène verts ; et les cellules thermiques blanches, massives, trapues, sans forme particulière.

Dix kilos de camelote à fourrer dans une boîte de cinq kilos. C’était trop. Il ne pourrait jamais tout mettre dans le module s’il voulait y prendre place, lui aussi.

Il passa la majeure partie de la nuit à refaire ses calculs : consommation horaire d’oxygène, perte calorique du fait de la diffusion de la chaleur à travers l’isolant, quantité d’énergie électrique nécessaire pour réchauffer le vidoscaphe et faire fonctionner les pompes à air…

Sa fatigue était telle qu’il voyait les chiffres flotter dans une sorte de brouillard. Il bâilla et, clignant des yeux, scruta l’écran dans l’espoir d’en lire d’autres, plus favorables. Mais les petits chiffres rouges qui scintillaient demeuraient immuables.

Ça ne marchera jamais.

Épuisé, il s’affala contre le dossier de la chaise de plastique qui tournait le dos aux étagères sur lesquelles s’entassaient les stocks du magasin, le regard braqué sur ces chiffres intraitables. Tu ferais mieux de rentrer te mettre au lit. Ce n’est pas en restant toute la nuit ici que tu les changeras, et…

Dormir.

Il se rappela soudain l’un des tests biomédicaux qu’il avait subi quand il était plus jeune… une histoire de contrôle du système nerveux autonome et d’abaissement du taux du métabolisme de base. Les toubibs avaient plaisanté… qu’est-ce qu’ils avaient donc dit ? Les Hindous… oui, les yogis. Une médecine transcendentale programmée et mise sur ordinateur !

Il se rappelait clairement, maintenant, et sa fatigue avait miraculeusement disparu. On l’avait branché à une sorte d’électro-encéphalographe, mais au lieu d’enregistrer les impulsions électriques de l’activité cérébrale, cette machine induisait un profond, un très profond sommeil. Une transe. Dès qu’on avait posé les électrodes sur son crâne, ou presque, il s’était éteint comme une chandelle qu’on souffle. Plus tard, ils lui avaient dit qu’il avait dormi six heures. Il ne respirait presque plus et son rythme cardiaque était tombé à moins de 30 battements à la minute.

David rangea les diverses pièces d’équipement dans leurs caisses respectives qu’il plaça sur des étagères au fond de la réserve sauf le module qu’il laissa dans un coin. Depuis qu’il travaillait nuitamment, personne ne s’était encore inquiété de la présence de tout ce matériel, personne ne s’était douté qu’il était venu. Dans les entrepôts, il y a toujours tout un fatras qui s’accumule et nul n’y prête attention.

Il enfourcha sa bécane et rentra en poussant son moteur à plein régime.