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D’un bout du monde à l’autre, de Sao Paulo à Tokyo, de Los Angeles à Calcutta, elles agonisaient. Il n’y avait plus de raisons d’habiter les cités. Ceux qui le pouvaient allaient s’installer à la campagne. Ceux qui étaient trop pauvres restaient en essayant de subsister tant bien que mal au milieu des monceaux de détritus qui ne cessaient de croître et des épidémies.

Pendant la journée, l’animation qui régnait à Manhattan faisait encore impression. Les terreurs nocturnes n’étaient plus qu’un souvenir. Des costauds employés par les commerçants nettoyaient les rues et les débarrassaient des cadavres accumulés durant la nuit. Ils remontaient les rideaux de fer à l’épreuve des balles qui obturaient les vitrines et les fenêtres. Les marchands ambulants étalaient leurs articles sur le trottoir et les charrettes des quatre-saisons avec leur chargement multicolore faisaient leur apparition.

Leo, se frayant son chemin à coups d’épaules à travers la cohue de la Cinquième Avenue, avait un petit air de prospérité. La fumée crachée par les centrales électriques municipales noircissait le ciel. Elles fonctionnaient au charbon, le seul combustible qu’elles pouvaient se permettre d’utiliser et, pour autant qu’il s’en souvenait, jamais Leo n’avait vu leurs filtres antisuie marcher convenablement.

Les magasins de la Cinquième proposaient aux chalands le strict nécessaire : des aliments, des vêtements et quasiment rien d’autre. Des mannequins vivants posaient en devanture. La main-d’œuvre était bon marché et les gamins hâves, au visage méfiant, qui les regardaient enviaient leur somptueuse existence. Les haut-parleurs des boutiques de solde ressassaient de leur voix rauque leur éternel refrain — tout doit disparaître et vous ne trouverez jamais plus des prix aussi écrasés.

Leo — strict complet crème, chemise et écharpe — remontait l’avenue. La foule était bigarrée. La peau des passants était aussi diverse que leurs vêtements. Le brun prédominait : le hâle léger, un peu huileux des Espagnols, le marron chocolat ou café au lait des Noirs, le bistre jaune bambou des Asiatiques. Il y avait très peu de Blancs et presque personne n’arborait le noir africain intense, tirant sur le violet, de l’épiderme de Leo.

Il avançait avec détermination au milieu des badauds et des boutiquiers, des pickpockets et des souteneurs. Son physique imposant lui ouvrait le chemin comme l’étrave d’un navire fendant les flots : automatiquement, les passants s’écartaient à son approche. On aurait dit un énorme brise-glace labourant une mer tumultueuse.

Il tourna à l’angle de la rue qu’il cherchait. Du coin de l’œil, il repéra Lacey, efflanqué et alerte, au milieu de la foule qui se pressait de l’autre côté de la chaussée. Il savait que Fade et Jojo n’étaient pas loin. Leo ne se déplaçait jamais seul.

L’adresse indiquée était celle d’une boutique condamnée par des planches qui, autrefois, vendait du café en provenance de tous les coins du monde. À présent, elle semblait abandonnée. Une bonne douzaine d’affiches superposées recouvraient l’écran de plastique qui aveuglait les fenêtres. La plus récente — VOTER DIAZ, C’EST VOTER POUR UNE AMÉLIORATION DES DISTRIBUTIONS DE VIVRES — était périmée depuis au moins un an. L’encoignure de la porte sentait l’urine. Un corps à la figure noircie gisait, recroquevillé, parmi les immondices, enveloppé de chiffons crasseux, et il était impossible de déterminer ni son âge ni son sexe.

Le hall était étroit, sale et sombre, la rampe de l’escalier branlante et les marches grinçaient sous le poids de Leo. La pièce du fond dans laquelle il entra directement était aussi sordide que le reste de la bâtisse mais, en plus de la table au dessus de formica graisseux et de l’unique chaise de cuisine qui composaient le mobilier, elle s’enorgueillissait de toute une rangée de scintillantes consoles électroniques tout en plastique et en chrome flambant neuves qui occupaient un mur entier. Les lentilles de verres qui y étaient serties paraissaient fixer Leo.

L’homme mince à la peau noire et aux longues boucles noires et luisantes qui le salua d’une voix haut perchée et chantante se présenta sous le nom de Raja.

Leo s’assit pesamment sur la vieille chaise de bois et dit :

— Avant que la conférence s’ouvre, je veux parler à Garrison.

Raja eut l’air perplexe.

— Je ne sais pas si…

— Mets-moi en communication avec Garrison, le coupa Leo sans bouger, ou je te fais passer à travers ce mur de merde.

L’autre fit aussitôt volte-face et commença à tripoter les machines. Le bourdonnement du courant s’éleva et Garrison jaillit brusquement à l’autre bout de la méchante table encrassée.

Malgré lui, Leo se sentit impressionné par l’apparence de relief et de massivité de la projection holographique. Garrison, enfoncé dans un luxueux fauteuil, semblait morose. Il baignait dans une lumière dorée et son crâne poli miroitait au soleil.

— Qu’est-ce que vous voulez, Greer ? lança-t-il sur un ton hargneux. Je me suis donné une peine folle pour organiser cette conférence à votre demande. Qu’est-ce qu’il vous faut encore ?

Leo se pencha en avant et posa sur la table un avant-bras épais comme un tronc d’arbre.

— Vous aurez encore plus de tintouin avant que ce soit fini. On est tous les deux dans la mélasse.

— Et alors ?

La voix de Garrison était aigre et maussade.

— Alors, c’est bien simple. Avant que je me passe la corde au cou, je tiens à savoir où je me procurerai la camelote.

— Quelle camelote ?

— Les stéroïdes, les hormones. Tout le toutim dont j’ai besoin pour vivre.

Garrison eut un geste impatient.

— Vous les aurez ! Venant en droite ligne de l’endroit même où le Gouvernement mondial se fournit. À qui croyez-vous donc qu’il les achète ?

— Je veux connaître la source. Sinon, je reprends mes billes.

— Mais que vous arrive-t-il ? fit Garrison, visiblement ulcéré. Vous ne me faites pas confiance ?

Un sourire se forma lentement sur les lèvres de Leo.

— Non. Pas plus que vous ne me faites confiance à moi.

— Ça alors ! Sans moi, vous seriez encore…

— C’est pas le problème. D’où qu’elle vient, la marchandise ? Tant que je ne le saurai pas, je ne bougerai pas.

— D’un centre de recherches que je contrôle, répondit l’Américain de mauvaise grâce. Un laboratoire de biochimie à quelques kilomètres de New York, au bord de l’Hudson. Dans le comté de Westchester. Près de Croton.

— Je vais vérifier.

— Allez-y ! Vérifiez. Vous auriez tort de vous imaginer que vous me tenez, vous savez. Votre histoire, je m’en balance comme d’une guigne.

— Ben voyons ! C’est bien pour ça que vous nous payez le matériel.

Garrison fit un mouvement sec de la main gauche et son image s’évanouit. Leo, songeur, se renversa contre le dossier de sa chaise en se disant : Faut vérifier pour ce labo. J’ai pas envie qu’il me coupe les vivres.

— La conférence doit s’ouvrir dans quelques minutes, dit d’une voix nerveuse Raja, planté devant une console de près de deux mètres de haut, hérissée de cadrans et de boutons. T’es prêt ?