Quand le contremaître fut sorti, Jeffers referma la porte.
— Vous avez besoin d’un médecin ?
David fit non de la tête. Son menton lui faisait mal mais il s’astreignit à ne pas y porter la main.
— Vous avez encore toutes vos dents ? insista Jeffers.
— Ce n’est pas grave.
— Tant mieux. Pete est un peu soupe au lait mais c’est un bon contremaître. Quand quelque chose — ou quelqu’un — perturbe le travail, ça le fait sortir de ses gonds. (Comme David gardait le silence, il enchaîna :) Le Dr Cobb veut que vous l’appeliez sans perdre de temps.
— Bon.
David se rendit compte que son ton était maussade. Il prit place sur la seconde des deux chaises, quelques sangles entrecroisées sur de fragiles montants d’aluminium, tandis que Jeffers pianotait sur le clavier d’appel.
L’écran s’alluma et le visage taraudé du Dr Cobb s’y encadra.
— Comme ça, tu as filé ! commença-t-il sans autre préambule.
— Bien forcé. Il fallait que je quitte la colonie quelque temps.
— Tu as pris un satané risque en procédant de cette façon.
— Vous ne m’aviez pas laissé d’autre choix.
Les lèvres de Cobb se pincèrent.
— Et tu as fait bon voyage ?
David passa sa langue derrière ses dents avant de répondre :
— Ça a été reposant.
— Je n’en doute pas ! Bon. Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Que voulez-vous dire ?
Les épais sourcils du vieil homme se levèrent et retombèrent.
— Tu es aux mines. As-tu envie de rester là-bas quelques jours pour voir comment on vit ailleurs ?
— Oui, répondit David, surpris par la proposition. Ce serait peut-être le mieux.
— Mais ne va pas te faire d’idées, attention ! Tu demeureras strictement confiné au périmètre minier. Pas question d’aller te promener à Séléné ou ailleurs. Vous êtes là, Jeffers ?
D’un frôlement du doigt, le chef de la Sécurité élargit l’angle de la caméra pour entrer dans le champ.
— Oui, monsieur.
— Empêchez notre jeune aventurier de s’approcher des fusées. Il est assez timbré pour voler un lanceur balistique et répandre sa précieuse cervelle d’un bout à l’autre de l’aire de contact de Séléné.
Jeffers acquiesça en souriant.
— Comptez sur moi, patron. En dehors de cela, peut-il bénéficier d’une complète liberté de mouvement à l’intérieur de la base ?
— Si vous estimez que c’est raisonnable.
Jeffers jeta un coup d’œil à David.
— Je crois qu’on peut. Un garde lui montrera les lieux.
— Parfait. Eh bien, David, c’est d’accord. Fais ta folle et ta fière. Mais tu rentres à la fin de la semaine. Compris ?
— Compris, répondit David en se contrôlant pour ne pas grimacer car la mâchoire qui commençait à enfler le cuisait douloureusement.
En moins d’une journée, David avait vu tout ce qu’il voulait voir dans le complexe minier. La population de la base comptait moins d’une centaine de personnes. La plupart étaient des mineurs qui creusaient la surface au bulldozer. La poussière lunaire ainsi recueillie était comprimée et placée dans l’accélérateur de masse qui la catapultait dans l’espace pour être récupérée par un collecteur orbital et expédiée aux fonderies et aux usines d’Île Un.
Le jeune homme observa les mineurs au travail. Revêtus de combinaisons pressurisées de type astronautique, ils grimpaient dans la cabine des énormes excavatrices à moteur nucléaire qui sillonnaient la mer des Tempêtes pour en labourer la surface.
— J’aimerais bien conduire un de ces tracteurs, dit-il au garde qui lui avait été affecté.
— Il faut que je demande au chef.
Ils téléphonèrent à Jeffers depuis le dôme d’observation où ils regardaient le chantier et, après avoir hésité, Jeffers répondit :
— Voyez ça avec Pete Grady. C’est lui le contremaître et il n’aime pas qu’on gêne le travail. Mais s’il est d’accord…
Ainsi, il s’appelle Pete Grady.
Mais le garde ne voulait pas importuner Grady pendant le boulot : le tempérament colérique de l’homme n’était un secret pour personne.
— Je lui parlerai ce soir au dîner, promit-il.
David acquiesça et l’autre l’escorta jusqu’à son logement de fortune : une alcôve guère plus spacieuse que le module à bord duquel il s’était embarqué. Le garde s’en fut après lui avoir renouvelé sa promesse de parler à Grady.
À peine la porte refermée, David enclencha son communicateur. Quand il entendit le gazouillement de l’ordinateur non vocal du complexe minier, il lui ordonna de le mettre en liaison avec l’ordinateur principal d’Île Un.
Plusieurs essais furent nécessaires pour obtenir le dossier personnel de Pete Grady mais il finit par trouver le code permettant d’accéder à la banque de données. Enfant déjà, il exultait quand — plaisir interdit — il triomphait de la répugnance de l’ordinateur à lui livrer les informations qu’il voulait. C’était beaucoup plus drôle que de voler des biscuits.
Après avoir étudié pendant une heure les renseignements qui clignotaient sur l’écran encastré dans la paroi de son cagibi, David téléphona à Grady. Comme le contremaître n’était pas chez lui, il donna pour directive à l’ordinateur de laisser un message sur son écran :
Monsieur Grady,
J’espère que vous ne m’en voulez plus d’être venu ici clandestinement. Sincèrement, je ne pensais pas que cela porterait préjudice à votre travail aux mines. (Votre travail… ça flattera sa vanité.) Je n’avais pas d’autre moyen. J’ai regardé l’équipe travailler toute la journée et j’ai trouvé cela si fascinant que j’aurai peut-être envie de devenir un jour ingénieur des mines… c’est-à-dire si j’arrive à passer le diplôme. Je me rends bien compte que cela doit être rudement difficile. J’aimerais bien voir le travail de près si vous êtes d’accord. Mais si c’est trop risqué, si ça gêne les opérations ou si c’est dangereux pour vous de me faire voir, je comprendrai. (Provoquer son masochisme !) Merci de m’avoir écouté et sans rancune.
Ce « sans rancune » était un fieffé mensonge mais tout en se dirigeant en sifflotant vers le réfectoire, David rêvait, se voyant déjà aux commandes d’un de ces monstrueux tracteurs nucléaires.
Quand il se réveilla, un voyant rouge clignotait sur l’écran, signe qu’il y avait un message en attente. David, encore tout ensommeillé, se dressa sur son séant et se cogna le crâne au plafond. Il se baissa un peu et appuya sur le bouton adéquat.
Le visage de Pete O’Grady, volontaire, les lèvres minces, surgit.
— D’accord, mon gars, dit-il. Si tu veux voir le travail de près, trouve-toi au sas tracteurs à 8 heures recta. Je ne t’attendrai pas une minute. Alors, sois à l’heure.
D’après les chiffres qui scintillaient à l’angle inférieur de l’écran, Grady avait envoyé ce message un peu après minuit. David effleura la touche de la pendule, sous l’écran. Il était 6 h 45. Il avait largement le temps de prendre un solide petit déjeuner avant de se rendre au sas.
Il y arriva avec dix minutes d’avance après s’être régalé de jus de fruits, d’œufs, de saucisses, de gaufres, de petits pains à la confiture et de café. Le garde, un autre que celui de la veille, l’avait regardé s’empiffrer d’un air renfrogné.
— On ne vous donne donc rien à manger sur Île Un ? lui avait-il demandé.
— Si, bien sûr, mais c’est bien meilleur chez vous, avait répondu David.