Le contremaître stoppa.
— T’as pas envie de faire une petite promenade ? De poser tes empreintes sur la Lune ? (Il commença à s’extraire de son siège. Comme David se penchait, il se tourna à moitié vers lui en s’écriant :) Mais non, ahuri ! Sors par ton côté.
Il était courbé en deux, une botte sur le premier barreau de l’échelle extérieure, l’autre posée sur le rebord de la trappe d’accès. David se pencha et l’empoigna sous les aisselles.
— Hé ! Qu’est-ce que tu…
La faible gravité lunaire permit à David de le soulever et de le mettre debout sans difficulté. D’une poussée, il l’éjecta du tracteur et le lâcha.
La silhouette verte fit des moulinets avec ses bras pendant un temps interminable avant de retomber, les pieds en avant. Un tourbillon de poussière s’éleva paresseusement au moment du contact et Grady bascula à la renverse.
— Mais qu’est-ce qui te prend, espèce de petit saligaud ? vociféra-t-il en s’asseyant, jambes écartées. Je m’en vais te fracasser les osselets…
Il se remit debout. David s’installa dans le siège de conduite, agrippa les commandes, enfonça la pédale de l’accélérateur et le tracteur démarra.
— Reviens, graine de crapule !
David se pencha à l’extérieur. La combinaison verte s’éloignait. Grady, dans sa rage, sautillait sur place en levant les bras au ciel et en poussant des hurlements de fureur impuissante.
— Que se passe-t-il, Grady ? demanda une voix. Quel est votre problème ?
C’était le contrôle de la base. Mais le contremaître était incapable de faire autre chose que de proférer une litanie de blasphèmes.
— Grady, où êtes-vous ? Que vous est-il arrivé ?
— Je le tuerai, cet enfant de salaud ! Je te réduirai en bouillie, Adams ! Je t’écorcherai vif !
David se réinstalla. Il souriait. Je préfère ça. Je retrouve enfin le Pete Grady de mon cœur !
Quelques minutes plus tard, d’autres voix s’entrecroisaient sur les ondes.
— Il a volé le tracteur ?
— Où est-ce qu’il se figure qu’il va aller comme ça ?
— Le seul endroit, c’est Séléné.
David approuva du chef. Tout juste, l’ami.
— Séléné ? Il ne pourra jamais y arriver. C’est beaucoup trop loin.
— Il a assez d’air… peut-être.
— Oui, mais il n’y a pas d’aides de navigation entre la base et Séléné. Personne ne s’y rend par voie de surface. Dans deux heures, il sera bel et bien perdu.
— Tant mieux ! gronda la voix de Grady. J’espère que ce petit fumier va étouffer dans son jus ! Je ne regrette qu’une chose : qu’il n’y ait pas quelques buzzards pour bouffer son cadavre !
17
La situation météorologique anormale qui a affecté la majeure partie de l’hémisphère nord au cours de l’hiver et du printemps a été provoquée par l’inversion des basses pressions polaires prédominant dans les conditions normales au niveau des masses d’air arctiques. Un système de haute pression statique s’est installé à la place, causant un renversement consécutif des jet-streams dans l’hémisphère nord, d’où un régime des vents et des ouragans aberrants dans la troposphère. Le résultat de ce phénomène a donc été des inondations surabondantes dans le Midwest américain et la péninsule scandinave tandis qu’une sécheresse généralisée sévissait aux latitudes inférieures.
Si cette situation est due à une intervention humaine, les modifications climatiques auxquelles il a été délibérément procédé ont revêtu une telle ampleur que les ordinateurs de l’Agence internationale de Météorologie sont dans l’incapacité de prévoir la fin de la chaîne des phénomènes anormaux associés. En d’autres termes, les conditions climatologiques peuvent redevenir normales dans quelques semaines, dans quelques mois, dans quelques années — ou jamais. Nous n’avons pas d’informations suffisantes pour établir un pronostic valable.
Debout sur la terrasse, Hamoud regardait la ville. Autrefois, quand l’exportation de son pétrole apportait tant d’or à l’Irak, Bassora était un port actif et animé.
Mais, aujourd’hui, le port était presque paralysé. La plupart des quais pourrissaient sous le soleil caniculaire. Les tours des anciennes raffineries, délabrées faute d’entretien, se dressaient contre le ciel, semblables à des ruines noircies. Il n’y avait dans la rade que deux cargos fatigués et mangés de rouille qui chargeaient des dattes et des ballots de laine. Les mêmes marchandises que Sinbad embarquait, songeait Hamoud avec amertume.
Le pétrole s’en était allé et, avec lui, l’or qu’il faisait affluer. Où avait-il disparu, cet or ? Dans les coffres des al-Hachémi et consorts. Dans les poches des étrangers qui revenaient à présent construire des centres de tourisme pour que les riches Occidentaux puissent narguer les Arabes misérables et arriérés.
Hamoud serra les poings. Pour eux, nous sommes tous des Arabes. Kurdes, Pakistanais, Libanais, Saoudiens, Hachémites… tous des Arabes. Des conducteurs de chameaux et des marchands de tapis. Voilà comment ils nous voient.
Rien ne bougeait ou presque dans la ville assoupie, écrasée de soleil. Mais Hamoud attendait en scrutant le ciel flamboyant. Bahjat, un peu plus loin, faisait fébrilement les cent pas.
Il n’avait pas eu de peine à la faire sortir clandestinement de la demeure de son père. Ensuite, il était rentré chez lui pour ne pas attirer les soupçons. Al-Hachémi avait fouillé Bagdad de fond en comble pour la retrouver mais Hamoud avait fait traverser à la jeune fille la frontière iranienne avant l’aube pour la mettre à l’abri à Shiraz. L’émir l’avait alors convoqué pour lui demander — pas lui ordonner — d’utiliser ses contacts avec le F.R.P. afin de la récupérer. Il paraissait savoir que Bahjat et Shéhérazade ne faisaient qu’un, bien qu’il n’en eût pas parlé ouvertement.
— C’est là.
Le pilote tapa sur l’épaule de Denny et tendit le bras. L’architecte regarda dans la direction indiquée et vit des ruines éparses au milieu de l’étendue désertique.
— Babylone ? cria-t-il pour dominer le bruit des pales de l’hélicoptère.
— Babylone, confirma le pilote en souriant de toutes ses dents.
— Vous ne pouvez pas descendre un peu plus bas ?
— Il ne faut pas trop brûler de carburant si vous voulez qu’on atteigne Bassora sans faire escale.
Néanmoins, il descendit et Denny balaya du regard les colonnes brisées et les pierres disséminées, vestiges de ce qui avait été l’une des sept merveilles du monde antique. Babylone émergeait des sables comme les ossements blanchis d’un monstre préhistorique.
Je vous ressusciterai, promit silencieusement Denny aux pierres mortes. Et les gens viendront des quatre coins de la Terre pour vous contempler à nouveau avec stupeur.
Déjà, il dressait le plan de la future ville dans sa tête. Le temple ici. Là, le portique et ses colonnades. Au bout, le palais et les jardins suspendus…
L’hélicoptère reprit de la hauteur comme une feuille happée par un tourbillon et, laissant les ruines derrière lui, piqua vers le sud. Denny, sanglé dans son harnais, se pencha pour jeter un dernier coup d’œil à Babylone et se réinstalla dans son siège.
Bahjat lui avait téléphoné et lui avait donné des instructions précises d’une voix haletante et pressante. Loue une voiture et rejoins Mossoul. N’essaie surtout pas de prendre l’avion à Bagdad : l’aéroport est surveillé. Une fois arrivé à Mossoul, va voir un professeur de l’université nommé as-Saïd. Il t’aidera à accomplir la deuxième étape du voyage. Et elle avait raccroché avant que Denny ait eu le temps de placer un mot.