Evelyn sentit qu’un sourire lui retroussait les lèvres.
— Cette mare n’a pas deux cents mètres de large.
— Enfin, je ferai de mon mieux.
Il a l’air terriblement sincère !
— Ce n’est pas que j’aie l’intention de faire dans la pudibonderie mais, chez nous, on ne se baigne pas tout nu avec des gens qu’on ne connaît pas.
— À chacun ses coutumes. Ici, tout le monde se baigne nu. Je n’avais pas pensé que cela vous choquerait.
Se sentant un peu gourde mais encore remplie d’appréhension, Evelyn s’enferma dans la salle d’eau et commença à ôter ses vêtements imprégnés de sueur. Est-ce que ce sont ses scrupules ou les miens qui me gênent ?
Mais, finalement, c’était sans importance. Elle était ici pour enquêter et quand elle aurait son papier, elle quitterait l’Île Un. Elle sourit. Ce serait un bien meilleur article si je pouvais voir à quoi il ressemble sans ce short ridicule.
2
Nos conclusions seront les suivantes :1. Si l’actuelle tendance à l’accroissement de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution, de la production alimentaire et du tarissement des ressources se poursuit au même rythme, les limites de la croissance de cette planète seront atteintes au cours des cent prochaines années. Le résultat le plus probable sera une… chute brutale et incontrôlable de la démographie et de la capacité industrielle.
Les poings sur les hanches, Denny McCormick balaya d’un regard courroucé l’aire de stationnement des véhicules. Il n’y avait plus rien : pas un camion, pas une voiture.
— Merde ! gronda-t-il. Et moi qui croyais que ces salopards commençaient à m’avoir à la bonne !
Sanglant, le soleil basculait à l’horizon, transformant le ciel en cuivre fondu. Oui, il fait presque assez chaud pour faire fondre du cuivre ! se dit-il en essuyant son visage en sueur. Il ne craignait pas la chaleur, d’habitude, mais il était furieux que l’équipe ait fichu le camp sans rien lui laisser, pas même un électrocyclo pour rentrer à l’hôtel. Il allait lui falloir regagner Bagdad sous cette chaleur à crever !
Quand même, le shamal brûlant — un vrai gueulard de haut fourneau — avait cessé de souffler sur le chantier. L’air sec était torpide.
— Ce gredin d’Abdul aura de mes nouvelles ! grommela McCormick. Je vais le foutre à la porte. Ça lui apprendra !
En réalité, il était déçu parce qu’il était persuadé que les travailleurs arabes avaient fini par l’accepter. Depuis quelques semaines, ses rapports avec eux avaient pris un tour amical. Peut-être qu’ils n’y ont pas pensé, tout bêtement. Après tout, la gestion du parc automobile, ce n’est pas leur affaire.
À nouveau, il contempla le chantier. Le palais commençait à prendre forme. Même les lavandières qui allaient chaque jour au fleuve faire leur lessive et jacasser se rendaient compte qu’une merveille était en train de naître. Elles restaient des heures entières à béer. Le haut mur incurvé longeant la berge était déjà terminé. Les tours, à l’autre bout du chantier, le seraient avant huit jours.
Avec un soupir où la satisfaction se mêlait à l’irritation à l’idée de la partie de jogging qui l’attendait, Denny s’épongea le front et se mit en marche en direction du pont qui enjambait le Tigre. Des filets de transpiration s’infiltraient dans sa barbe rousse, glissaient le long de son cou, lui coulaient sur la poitrine. Mais le soleil ne tarderait pas à se coucher et ce serait, enfin, la fraîcheur du soir.
Tout en traversant le site poussiéreux, plat comme la main, il tapota les touches de son communicateur de poignet et examina, en plissant les yeux, les chiffres qui s’inscrivaient sur le minuscule voyant. Tout collait parfaitement. Il y avait un léger dépassement de devis, mais, compte tenu de la façon dont l’opération avait démarré, ça se passait admirablement bien.
Les ouvriers irakiens avaient difficilement admis de devoir obéir à un étranger. (Pas seulement un étranger, inch’allah ! Un infidèle, un chrétien… un Irlandais !) Et puis, peu à peu et non sans réticence, ils avaient fini par le respecter. Progressivement, les quolibets et les murmures derrière son dos s’étaient raréfiés. Apparemment, ils ne comprenaient pas comment un homme de descendance irlandaise pouvait être canadien. Pour eux, il était l’Ah-reesh. Mais, maintenant, ils l’appelaient l’architecte du calife.
— S’ils t’aiment tellement, pourquoi ne t’ont-ils pas laissé une bagnole pour rentrer ? demanda Denny aux toits et aux tours qui se pressaient de l’autre côté du fleuve, ensanglantés par le couchant.
Quand ils avaient vu leur travail devenir une réalité concrète et belle, ils avaient réagi avec leur fierté et leur enthousiasme d’Arabes.
— Reconstruire le palais d’Haroun al-Rachid ? Mais personne ne sait à quoi il ressemblait.
— Ne vous en faites pas pour ça, mon garçon, avait répondu son patron. Les têtes d’œufs de l’archéologie seront là pour vous guider et vous ne manquerez pas d’« experts » locaux qui ne demanderont pas mieux que de vous donner des conseils.
— Voyons, Russ, c’est de la folie !
— Non, c’est de la politique. Le Gouvernement mondial tient absolument à faire quelque chose pour l’Arabie hachémite afin qu’elle ne soit pas jalouse de l’Arabie saoudienne. Autrement, le désert prendrait feu et flamme. Bagdad a besoin d’un bon lifting. Il lui faut redorer son blason.
— Alors, laissez-moi lui fabriquer un complexe industriel comme celui qu’on a monté à Dacca.
— Non, pas cette fois. Vous allez reconstruire le palais d’Haroun al-Rachid, le calife des Mille et une Nuits. D’après les pronostics des ordinateurs, c’est ça dont ils ont besoin pour relancer leur économie.
— Vous voulez donc transformer Bagdad en un super Luna-Park comme vous l’avez déjà fait à Elseneur ?
— Ne soyez pas aussi méprisant, mon petit Denny. Ça fait beaucoup mieux marcher le tourisme et le commerce que des complexes industriels que les autochtones ne sont pas capables d’administrer. Faites-moi quelque chose de bien et vous aurez votre part du prochain fromage.
— Et qu’est-ce que ce sera ?
— Babylone. Avec les jardins suspendus et tout le toutim. Nous allons reconstruire entièrement la cité antique, tout comme les Grecs ont reconstruit leur Acropole.
Du coup, comme Russ s’y était attendu, Denny avait eu l’eau à la bouche. Il avait été profondément déçu que le gouvernement grec n’ait pas autorisé des étrangers à travailler sur le projet du nouvel Acropole bien que ce programme fût financé par le Gouvernement mondial.
— Babylone, avait répété Russ. Ces derniers temps, les Irakiens sont devenus très jaloux de leur vieille culture. Ils veulent faire revivre leurs gloires passées. Si vous vous en tirez bien avec le palais du calife, ils vous supplieront de prendre la direction du programme babylonien.
Les chiffres qui scintillaient sur le communicateur étaient automatiquement transmis par satellite relais au quartier général du Gouvernement mondial, à Messine. Nous aurons terminé vers la fin de l’année. Ensuite on passera à Babylone et, après, ce sera le truc le plus terrible de tous : Troie.