Le professeur en question se révéla être un jeune mathématicien barbu au regard ardent qui considéra Denny avec une grande méfiance pour ne pas dire avec aversion. McCormick, qui avait entendu raconter que l’université de Mossoul était une pépinière de militants du F.R.P., pensa qu’as-Saïd était peut-être un de ces activistes révolutionnaires. Autrement, pourquoi Bahjat aurait-elle affaire avec lui ?
Qu’il appartînt ou non au F.R.P., le professeur le conduisit dans les collines jusqu’à un héliport privé et le fit embarquer à bord de l’hélicoptère rouge et blanc qui faisait présentement route vers le nord. Vers Bassora. Vers Bahjat.
L’architecte songea fugitivement au palais du calife. Sans lui, le chantier serait interrompu. Et alors ? Bahjat était plus importante. Rien n’avait plus d’importance qu’elle. Le travail attendrait. Ils partiraient tous les deux pour Messine et il demanderait d’être déchargé du projet pour raisons personnelles. Quand ils verraient Bahjat, là-bas, ils comprendraient.
Comment reconstruirai-je Babylone si son père est toujours aussi monté contre nous ? Ce fut avec un sourire qu’il répondit à sa propre question : Qu’est-ce que cela peut faire ? Tant que Bahjat sera avec moi, qu’importe ce que nous ferons et où. Le monde entier nous appartiendra !
Bahjat et Hamoud attendaient toujours sur la terrasse. Le soleil, à l’ouest, sombrait derrière les montagnes.
— Tu ne sais pas ce qu’est devenue Irène ? s’enquit la jeune fille.
— Non. C’est toi qui comptes, pas elle.
— Mais elle est mon amie.
— Chez nous, il n’y a pas d’amis. L’amitié est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre.
Les épaules de Bahjat s’affaissèrent.
— C’est une cruelle manière de vivre.
— Tu aurais préféré rester chez ton père ?
— Tu aurais préféré qu’il m’expédie sur Île Un ? riposta Bahjat avec colère.
— Peut-être as-tu eu tort de refuser d’y aller.
— Que veux-tu dire ?
— Avoir quelqu’un à nous dans la colonie aurait peut-être été une bonne chose. Tu te rends compte de ce qui se passerait si nous réussissions à la détruire ?
— La détruire ? Mais pourquoi ?
— Pourquoi pas ? N’est-elle pas le symbole des multinationales et du pouvoir des riches ? En la détruisant, nous montrerions notre force.
Bahjat tourna la tête et leva les yeux vers le ciel rouge.
— L’hélicoptère est en retard.
Hamoud grimaça intérieurement. Elle attend son amant comme une chienne en chaleur. Mais bientôt il n’y aura plus que moi, et moi seul, dans sa vie.
— Es-tu sûr de nos camarades de Mossoul, Hamoud ?
— On peut avoir entièrement confiance en as-Saïd. Comment crois-tu qu’il se débrouille pour conserver son poste à l’université ? Et sauver sa peau ? On peut se fier à lui pour deux choses, ajouta Hamoud dans son for intérieur. Les mathématiques et les bombes à retardement.
Un coup de vent venu des collines lointaines arracha un frisson à Bahjat qui croisa frileusement les bras sur sa poitrine.
Enfin, une tache d’argent apparut dans le ciel à présent violet.
— C’est lui ?
— Certainement, répondit Hamoud.
L’hélicoptère se rapprochait lentement. Blancs et rouges, ses feux clignotaient, leur faisant signe. Il suivait un cap légèrement oblique comme un cheval au galop et Hamoud en déduisit que le pilote devait lutter contre un violent vent latéral.
C’est un bon pilote, se dit-il. Mais la cause exige des sacrifices. Elle ne me croirait pas si un de mes hommes ne mourait pas dans l’accident.
L’hélicoptère grossissait. On entendait maintenant le grondement lointain de son rotor. Il approchait de l’aire d’atterrissage attenante au port.
Et, soudain, il se transforma en une gerbe de feu tandis que s’épanouissait dans le ciel une immense et sombre fleur de fumée et de flammes. Juste avant que leur parvienne le coup de tonnerre de l’explosion, Hamoud entendit le « Non ! » étranglé que Bahjat laissa échapper.
Elle demeurait pétrifiée, les yeux fixés sur l’épave qui tombait en tournoyant vertigineusement, vomissant des débris incandescents semblables à des boules de feu charbonneuses.
— Non…, répétait-elle d’une voix hachée de sanglots. Non… non…
Hamoud, bras ballants, conservait un masque impassible.
L’hélicoptère s’écrasa avec un bruit de ferraille. Un réservoir se rompit et explosa dans un nouveau geyser de feu.
— Je l’ai tué, murmura Bahjat dans un soupir torturé. C’est ma faute, ma faute…
— Non. C’est ton père qui l’a tué. Il a sans doute renoncé à l’idée de se servir de lui pour te retrouver.
Bahjat regarda Hamoud. Ses yeux étaient rougis et son visage défait.
— Mon père. Oui, c’est lui. Il détestait Denny.
Hamoud ne dit rien.
— Et maintenant, je le hais ! gronda-t-elle. (La fureur s’était substituée à sa douleur et elle brandit le poing vers le ciel.) Je le vengerai ! Le monde entier paiera pour son meurtre ! (Et, se tournant vers Hamoud, elle ajouta :) Nous détruirons Île Un. Toi et moi… ensemble.
18
J’ai appelé papa et maman ce soir. Leur logement a l’air terriblement petit mais ils disent qu’ils s’y trouvent bien. Probable qu’ils m’ont raconté des blagues pour que je ne me fasse pas de bile pour eux.
On a déjà des examens. Ils ne perdent pas de temps, ici ! Je n’ai pas parlé de Ruth à papa et à maman. D’ailleurs, je ne lui ai même pas fait part de mes sentiments à elle. On a tellement de travail !
Piloter le tracteur à travers l’Océan des Tempêtes, c’était comme franchir une vaste mer houleuse par gros temps à ceci près que cette « mer » lunaire était faite de roches. Mais sa surface solide se hérissait de vagues pétrifiées, c’était une succession de collines coupées de vallées, de cratères dont la pente glissante faisait déraper les chenilles de l’engin qui cahotait, d’interminables étendues vides qui rendaient David somnolent.
C’était comme un océan liquide : il n’y avait pas de bornes, il n’y avait pas de poteaux indicateurs et il était facile de se perdre. On ne pouvait même pas se fier aux étoiles car le nord lunaire ne correspondait absolument pas à la direction de l’étoile polaire de la Terre.
Mais grâce au communicateur qui lui avait été greffé, David pouvait « parler » directement avec les satellites de navigation en orbite, très haut au-dessus des rocailleux déserts de la Lune.
Si les fusées balistiques sont capables de naviguer guidées par les satellites, je peux en faire autant, se disait-il.
Il ne doutait pas un seul instant qu’il se dirigeait droit sur Séléné qui était située à 1 000 kilomètres de là sur la rive opposée de l’inhospitalier Océan des Tempêtes. Mais est-ce que j’aurai assez d’air ? Oui, disaient les calculs qu’il avait effectués à l’ordinateur — tout juste assez. Il n’avait évidemment pas de vivres. Son breakfast serait le dernier repas qu’il prendrait avant longtemps.