Leonov soupira et Colt éclata d’un rire amer.
— On a fait quelque chose. Nous avons empêché la guerre nucléaire et nous avons contribué à créer le Gouvernement mondial. Nous aurions été mieux inspirés de les laisser se suicider et aller en enfer.
Des joyeux cumulus mouchetaient allégrement le ciel bleu cobalt. La chaleur du soleil de la Méditerranée et le rythme nonchalant du schooner que berçaient les vagues apportaient à Bahjat un délassement physique.
Mais sa tension mentale ne la quittait pas. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle revoyait l’hélicoptère exploser, projetant des débris embrasés à travers le ciel, tuant son amant et mettant fin à sa propre vie avant même qu’elle ait vraiment eu le temps de commencer. Elle n’avait pas dormi depuis près d’un mois — depuis la mort de Denny — sauf quand elle s’abrutissait à coups de somnifères. Et même alors, son sommeil était hanté de rêves épouvantables, rêves de mort, de feu, de mutilations.
Mais l’homme qui mourait dans ses rêves était son père.
Hamoud l’avait cachée et, des semaines durant, elle avait fui l’armée de sbires que l’émir avait lancée à sa poursuite. Habituée depuis longtemps à la vie aventureuse des clandestins la célèbre ex-rebelle nommée Shéhérazade avait constaté que c’était tout autre chose quand on n’a pas un asile sûr qui vous sert de sanctuaire. La fastueuse demeure paternelle et sa domesticité étaient plus dangereuses pour elle que le grenier étouffant et sans fenêtres du taudis d’un malheureux travailleur. Elle ne pouvait même pas utiliser sa carte de crédit pour aller à l’hôtel ou au restaurant.
Malgré sa douleur, elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Être un fugitif à temps complet, c’est beaucoup moins romantique. Mais elle savait qu’elle affronterait n’importe quelle épreuve, ferait face à n’importe quel péril, paierait n’importe quel prix pour venger l’assassinat de l’homme qui l’avait aimée.
Adossée au mât de bois poli et lisse, elle contemplait les flots creusés de vagues, s’émerveillant que l’horizon fût si rectiligne, si parfaitement tranché. Rien, ni brume ni nuages, ne voilait la ligne de partage des eaux et du ciel. On est d’un côté ou de l’autre, il n’y a pas de milieu. J’ai trop longtemps joué à être une révolutionnaire. Hamoud avait raison. Je ne détruirai pas la classe privilégiée en restant moi-même une privilégiée.
Traquée à chaque coin de rue, sur chaque quai, dans chaque boutique, Bahjat n’avait pu demeurer longtemps à Bassora. Là, il était impossible de trouver un bateau, lui avait dit Hamoud. Ils étaient sortis de la ville à bord d’un camion transportant un chargement de balles de feutre conduit par un jeune militant du F.R.P. Étouffant presque sous les ballots pleins de poussière qui la grattaient, elle avait senti les mains de son compagnon courir le long de son corps, sa bouche s’écraser sur sa peau. Elle ne s’était pas débattue, n’avait pas résisté. Même quand Hamoud lui avait détaillé par le menu d’une voix rauque ce qu’il attendait d’elle, elle avait simplement écouté et elle avait obéi. Ce n’était que de son corps qu’il usait. Si cela lui procurait du plaisir, ce n’était pas payer cher son concours.
Mais Bahjat devait se concentrer sur la moiteur gluante et écœurante qui l’enveloppait pour chasser le souvenir de Denny de son esprit.
À Tripoli, dans l’ancien Liban, ils soudoyèrent un capitaine qui accepta de prendre Bahjat à son bord, Hamoud ayant estimé qu’il serait plus sûr de voyager séparément.
L’équipage se composait de trois hommes aidés d’un ordinateur qui s’occupait de presque toutes les manœuvres de gréement. Les bateaux à voile, qui ne consommaient pour ainsi dire pas de carburant, étaient silencieux et ne polluaient pas ; ils étaient lents mais ils faisaient faire des économies. Les affréteurs qui les retenaient longtemps à l’avance voyaient leurs frais de transport réduits de moitié grâce à la voile.
Les deux marins ne s’occupaient pas de Bahjat. Apparemment, ils étaient plus intéressés l’un par l’autre que par une femme. Le capitaine, un Turc solidement bâti, au regard sournois, dont une dent de devant s’ornait d’un diamant, avait proposé à la jeune femme de partager sa carrée le soir même où ils avaient quitté Tripoli. Elle avait refusé mais, un peu plus tard, il était venu la rejoindre dans sa cabine. Il avait calmement ouvert la porte, le sourire aux lèvres.
La lumière avait alors jailli et il s’était soudain trouvé nez à nez avec le museau de l’automatique que cette petite houri étreignait d’une main aussi ferme qu’un roc. À la vue de l’arme, il avait hésité. Mais quand il avait remarqué qu’elle était munie d’un silencieux, il avait tourné les talons sans un mot.
Elle sait se servir d’un revolver : telle avait été sa première pensée. La seconde : Quelqu’un a sûrement offert une récompense pour sa capture. Il faut que je trouve qui quand on sera arrivé à Naples.
Depuis cet incident, le capitaine avait laissé Bahjat tranquille. Debout sur le pont, s’adossant avec lassitude au mât puissant qui grinçait, elle balayait du regard l’immensité vide de la mer et du ciel. Un désert, pensait elle. Le monde entier est un désert aussi vide que mon âme.
Pour ne pas pleurer, elle se mit à songer à ce qu’elle allait faire pour aider Hamoud à détruire Île Un.
20
FLASH FLASH FLASH
Pretoria : Les rebelles sud-africains bénéficiant de l’assistance militaire occulte du mouvement révolutionnaire d’Amérique latine dirigé par El Libertadoraffirment que le soulèvement éclair lancé contre l’Union de l’Afrique du Sud a été couronné de succès.
Le gouvernement en titre a demandé un cessez-le-feu et accepté les conditions posées par les rebelles, à savoir de remettre ses pouvoirs à une junte biraciale formée par les dirigeants de l’insurrection.
Selon certains bruits, El Libertadorserait en Afrique du Sud en personne, encore que selon d’autres rumeurs il est toujours en Argentine, pays tombé aux mains de son armée révolutionnaire il y a deux mois.
Il semble que le Gouvernement mondial soit frappé de stupeur par la rapidité avec laquelle les rebelles se sont emparés de la nation la plus méridionale de l’Afrique. Les milieux militaires de Messine paraissent partagés : si certains généraux sont partisans d’une intervention en vue de remettre le gouvernement démissionnaire en selle, d’autres craignent qu’une action de ce genre ne plonge tout le continent africain dans la guerre et ne sape l’autorité du Gouvernement mondial.
Les rebelles ont d’ores et déjà annoncé leur intention de faire sécession et de dénoncer le traité d’affiliation associant l’Afrique du Sud au Gouvernement mondial, initiative qui…
David avait finalement quitté la taupinière surpeuplée et suffocante de Séléné à destination de la station Alpha à bord de l’astronef régulier, un bâtiment bulbeux aux aménagements ultraconfortables qui amenait deux fois par mois les touristes à la nation lunaire. Il avait eu droit à une cabine de première classe pour lui tout seul. Il avait pour tout bagage une unique combinaison de saut de rechange — bleue à parements rouges selon la mode sélénite — et un portefeuille bourré de bandes d’identification et de lettres d’introduction adressées par Leonov à Emanuel De Paolo.
Il fallait deux jours pour rallier la station spatiale en orbite à quelques centaines de kilomètres de la Terre tout au plus et le voyage fut une fiesta de quarante-huit heures pour les passagers, presque tous des touristes qui avaient versé des sommes extravagantes pour se livrer à des divertissements extravagants. Ils ne cessaient de danser, de s’amuser à des jeux de société, de jouer et de faire bonne chère. Et à peu près toutes les autres distractions qu’ils pouvaient éventuellement réclamer de surcroît leur étaient dispensées. La section de gravité nulle non pivotante du vaisseau était la grande attraction et le sexe sous 0 G était le principal sujet de conversation.