Il fallait qu’elle agisse en douceur et avec subtilité. Hamoud — nom de code : Tigre — était le patron et il n’admettrait jamais que Shéhérazade soit le cerveau de l’opération.
Sa grande terreur avait été de se faire arrêter au spatiodrome d’Anguillara, à côté de Rome. Sa photo et son code d’identification avaient été diffusés dans le monde entier par les soins de son père. Les consortiums et le Gouvernement mondial la recherchaient. Mais les carabiniers, grands gaillards pleins de superbe avec leurs longues tuniques bleues et leurs coquines moustaches, ne l’avaient même pas remarquée quand elle était descendue du train et avait pris son billet pour la navette d’Alpha. Ils paraissaient beaucoup trop occupés à se pavaner et à se faire admirer pour s’intéresser aux petites Arabes voilées qui trottinaient dans la gare. Il fallait reconnaître qu’Hamoud avait eu le nez fin en jetant son dévolu sur l’Italie comme nouvelle base d’opération.
Bahjat détacha la ceinture de sécurité et se dégagea doucement. Elle avait pris un fauteuil au bord de l’allée centrale afin d’avoir une pleine liberté de mouvement. Son nécessaire à maquillage à la main, elle se propulsa en direction de l’office et des toilettes, au fond de la carlingue.
Un steward se précipita à sa rencontre. Il avançait en prenant appui sur les poignées extérieures dont étaient munis les fauteuils qui bordaient la travée sans que ses pieds touchent le plancher garni de velcro.
— Il ne faut pas vous déplacer toute seule, mademoiselle.
Mais le sourire qui s’épanouissait sur son visage rougeaud atténuait la sévérité de son ton. Il avait les cheveux roux. Comme Denny. Mais pas le même accent. Un Australien ? Aucune importance. Tu es vivant et il est mort, songea Bahjat, la gorge nouée par une boule d’amertume.
— Je vais aux toilettes.
Le steward la prit par le bras, veillant à ce que les babouches de la jeune femme soient bien en contact avec le velcro. Bahjat se laissa guider. Elle savait que Marco était déjà en train de préparer sa panoplie dans les toilettes des hommes. Et le troisième membre du groupe tactique bavardait dans l’office avec les deux hôtesses qui attendaient que les plateaux-repas se réchauffent dans les fours à micro-ondes.
Dès que la porte des toilettes se fut refermée, Bahjat sortit les atomiseurs de son nécessaire. Substituer un gaz somnifère à la laque capillaire qu’ils contenaient originellement avait été un jeu d’enfant. Aucun douanier, aucun détecteur ne pouvait déceler la différence.
C’était un produit inoffensif, Hamoud le lui avait assuré, mais elle n’ignorait pas qu’un cardiaque ou une personne présentant certaines formes d’allergie pouvait en mourir. Elle se mira dans la glace surmontant le minuscule lavabo et haussa les épaules. Nous ne sommes pas responsables de leur état de santé.
Elle consulta sa montre. Encore quarante-cinq secondes. Le visage qui lui faisait face dans le miroir était tendu. Ses yeux cernés étaient rougis par le manque de sommeil.
Ils vont commencer à payer pour ta mort, mon amour, fit-elle intérieurement. Nouveau coup d’œil au cadran. Ils vont commencer… Maintenant !
Elle ouvrit la porte à l’instant même où Marco sortait des toilettes des hommes. Son visage basané, encadré de boucles, était crispé et il avait dans chaque main un atomiseur qu’il serrait si fort que ses phalanges en étaient blanches. Reynaud, qui se vantait d’avoir de l’eau glacée dans les veines à la place de sang, racontait une bonne histoire au steward tandis que les deux hôtesses s’esclaffaient. Tout se passait conformément aux plans.
Bahjat balaya l’allée centrale du regard. Tous les passagers bavardaient, lisaient ou dormaient sauf le grand blond à la carrure athlétique qui n’avait pas quitté son écran des yeux depuis le départ. Il risque de nous créer des ennuis s’il décide de jouer les héros. Tous les autres n’étaient qu’un troupeau de moutons stupides.
Les trois membres du second groupe commencèrent à déboucler leurs ceintures. Leur objectif était le poste de pilotage.
Le steward leur tournait le dos mais l’une des hôtesses, que les histoires pas piquées des vers que débitait Reynaud faisaient pouffer, s’aperçut que trois passagers quittaient leurs places et elle fit signe à leur collègue qui se retourna et soupira :
— C’est pas vrai ! Ils ne se mettront jamais ça dans le crâne !
Bahjat se planta devant le steward pour lui barrer l’accès du couloir.
— Ne bougez pas.
Elle avait parlé bas mais distinctement.
— Il faut que je… (Brusquement, il comprit.) Mais qu’est-ce que vous…
Elle lui envoya un jet de gaz en pleine figure. Le steward tituba et ses yeux chavirèrent. Reynaud l’empoigna et le poussa à l’intérieur de l’office hors de vue des passagers.
Les hôtesses étaient blêmes. Blêmes mais muettes.
— Faites ce qu’on vous dira de faire et tout se passera bien, leur dit Bahjat d’une voix sifflante. Surtout, taisez-vous et gardez votre calme. Si vous faites du tapage, nous y resterons tous.
Les yeux exorbités, les deux filles la dévisagèrent. Puis elles se tournèrent successivement vers Reynaud qui, souriant nonchalamment, eut un haussement d’épaules bien français et vers Marco qui leur décocha un regard menaçant.
— Appelez le commandant de bord, reprit Bahjat. Vous lui direz que le steward a été pris de malaise et que vous avez besoin de son aide.
La plus grande des deux hôtesses, celle qui était le plus près de l’interphone, hésita un instant mais quand Marco fit un pas dans sa direction en grondant, elle décrocha l’appareil et dit quelques mots sur un débit précipité.
Bahjat s’assura que ses trois autres complices avaient pris position devant la porte du cockpit. Ils s’efforçaient d’avoir l’air décontracté de gens qui jouissent de l’apesanteur. Ils étaient, eux aussi, armés d’atomiseurs dissimulés dans leurs poches.
La porte du cockpit s’ouvrit, livrant passage au commandant. L’un des pirates se jeta aussitôt sur lui tandis que ses compagnons s’engouffraient dans le poste de pilotage.
Entendant des éclats de voix, David leva la tête juste à temps pour voir le commandant en train de se colleter avec un homme beaucoup plus jeune que lui. La bagarre fut brève : l’assaillant vaporisa quelque chose droit dans la figure de l’officier qui s’affaissa instantanément.
— Que se passe-t-il ? s’exclama David.
Son voisin, l’homme d’affaires japonais, continuait de dormir du sommeil du juste.
Une voix tomba soudain des haut-parleurs :
— Veuillez rester à vos places. Tant que vous demeurerez assis, vous ne courrez aucun danger.
David se retourna. Trois passagers étaient debout au fond de l’allée devant l’office. Le steward et les hôtesses étaient invisibles. Quand il dirigea son attention vers l’avant, il vit sortir du cockpit un garçon osseux et dégingandé, le visage fendu d’un large sourire. Il leva le pouce en l’air. De l’autre main, il étreignait un atomiseur.
— Que se passe-t-il ? demanda une femme.
— Est-ce que quelque chose est…
Les haut-parleurs mirent un terme aux questions :
— C’est l’officier en second Donaldson qui vous parle. Le bâtiment vient d’être détourné par un commando du Front révolutionnaire des peuples. Je suis chargé de vous dire que si nous obéissons aux ordres, personne n’aura à en pâtir. Mais si nous ne coopérons pas, ils nous exécuteront tous.
Ce fut une explosion de cris et de hurlements. Tous les passagers braillaient à qui mieux mieux et s’agitaient — à l’exception de David et de l’obèse endormi.