— Bien sûr.
— Le Front marcherait derrière moi ?
— D’un bout à l’autre de la planète, vous êtes pour nous le symbole de la résistance au Gouvernement mondial. Si vous acceptez d’être notre chef, nous vous suivrons comme un seul homme.
Le regard du vieil homme se fit lointain.
— Lors de la constitution du Gouvernement mondial, nous étions officiers de l’armée chilienne, murmura-t-il d’une voix si sourde que Bahjat se demanda si c’était bien à elle qu’il s’adressait. Nous avons alors soutenu De Paolo à fond. Le G.M. mettrait fin à tous nos maux, il rendrait la terre au peuple, il expulserait les sociétés étrangères. Mais il n’a jamais rien fait de tel. Les choses sont encore pires qu’avant.
— Nous pouvons lui déclarer la guerre.
— À qui voulez-vous faire la guerre ? Aux touristes ? Aux commerçants ? Détourner des navettes spatiales… Vous croyez que c’est une façon de combattre ?
— Nous faisons ce que nous pouvons.
Bahjat avait presque l’impression que c’était à son père qu’elle parlait.
El Libertador hocha la tête.
— Non, mon petit. C’est contre les gouvernements, les dirigeants, les décideurs qui ne pensent qu’à eux et pas au peuple qu’il faut se battre.
— Contre les riches.
— Pas les riches, rétorqua-t-il sèchement. Ceux qui servent les riches et qui se servent eux-mêmes sans se soucier des pauvres.
— Que pouvons-nous faire ?
— C’était sérieux ce que vous disiez ? Que le F.R.P. me suivrait ?
— Oui ! s’exclama Bahjat avec passion. Vous coordonneriez nos luttes fragmentaires pour en faire un seul et vaste mouvement planétaire. Si nous étions unis, si nos forces avaient de la cohésion, nous pourrions combattre les oppresseurs dans le monde entier.
— Eh bien, soit ! La première chose à faire est de libérer les passagers et de rendre la navette. Nous ne faisons pas la guerre aux touristes et aux travailleurs.
— Mais…
— Vous avez réussi ce que vous vouliez. Vous avez montré que le Gouvernement mondial est incapable de protéger ses citoyens face au F.R.P. Vous bénéficiez d’une publicité énorme. L’heure de la générosité a maintenant sonné.
Bahjat n’était pas encore convaincue. El Libertador se pencha vers elle avec un vague sourire.
— Les foules ont un faible pour les bandits romanesques, les Robin des Bois et les Pancho Villa… tant qu’ils ne s’attaquent pas aux innocents. Ne dressez pas l’opinion publique contre vous en gardant trop longtemps vos prisonniers.
Bahjat soutint le regard ferme d’El Libertador. En définitive, elle n’avait pas le choix. Il avait pris une décision et il avait les moyens de l’appliquer.
— Je comprends, dit-elle. Est-ce que vous… pouvez-vous vous entremettre et proposer vos bons offices pour organiser leur libération ?
— Je vais voir ce que je pourrai faire.
— Le Gouvernement mondial exigera que vous nous livriez, souligna Bahjat.
— Je ne l’accepterai évidemment pas. C’est le prix qu’ils devront payer. D’accord pour leur restituer les otages et la navette mais pas les… les révolutionnaires du Front.
Il a failli dire « les terroristes ». Elle acquiesça. Elle lui faisait confiance — jusqu’à un certain point.
Quand il se réveilla, David était encore dans la navette, sanglé dans son fauteuil. La migraine lui taraudait le crâne. Son voisin, le Japonais obèse, n’était plus là. Tous les passagers avaient disparu. Il n’y avait plus personne à bord sauf un soldat à l’uniforme vert olive avachi contre la trappe avant, à côté de la porte donnant sur la cabine de pilotage.
On a atterri. Mais…
Ce fut seulement alors qu’il comprit. Je suis sur la Terre ! Toutes les autres pensées désertèrent son esprit.
Il tenta de se lever mais les sangles du harnais lui scièrent les épaules. Il détacha la boucle avec impatience et se mit sur ses pieds. La douleur hurlait dans sa tête et il avait les jambes en coton. Il lui fallut prendre appui un instant sur le fauteuil de devant. Le garde le vit et porta la main à la crosse du pistolet qui se balançait à sa hanche.
David songea confusément que pour avoir récolté une pareille migraine, il avait dû encaisser une sérieuse dose de gaz. Après avoir pris plusieurs profondes aspirations, il se rappela les maîtres zen et les yogis qui savent effacer la douleur par un effort de volonté. Il se concentra mais cela eut pour seul résultat d’aggraver encore la souffrance. Il faut l’aide de l’ordinateur pour que ça marche, conclut-il.
Il s’engagea dans la travée centrale et se dirigea vers la trappe béante. L’air avait une odeur singulière et des bruits étranges lui parvenaient du dehors. À moins qu’ils ne soient dans ma tête ?
— Alto ! aboya le garde. Se siente !
David ne comprenait pas l’espagnol. Il enclencha son communicateur buccal pour que l’ordinateur le plus proche lui fournisse la traduction mais rien ne se passa. Il essaya à nouveau.
Toujours rien.
Ils n’ont pas d’ordinateurs ! Il était sidéré à l’idée que des gens puissent vivre quelque part sans disposer, au moins, d’un terminal relié à un ordinateur collectif à portée d’un communicateur greffé.
Il était abasourdi. Il avait depuis toujours l’habitude d’utiliser le complexe réseau d’ordinateurs en dérivation d’Île Un comme mémoire surnuméraire, comme une encyclopédie toujours à sa disposition qui lui fournissait les informations dont il avait besoin à la vitesse de la lumière. Même sur la Lune, il pouvait se brancher sur les ordinateurs et les minuscules et rudimentaires « cerveaux » électroniques des satellites de navigation. Mais ici, sur la Terre, il était coupé de tout. C’était comme devenir subitement aveugle ; comme si toutes les bibliothèques du monde vous étaient fermées. C’était comme une amputation, une lobotomie.
— Se siente ! répéta la sentinelle en agitant une main tandis que l’autre se refermait sur la crosse du pistolet.
Désemparé, David se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche. Le garde cria quelque chose à quelqu’un à l’extérieur, puis son regard revint se poser sur David. Celui-ci comprit pour la première fois qu’il devait sûrement faire nuit : les plaques luminescentes du plafond étaient allumées et, d’après le peu qu’il pouvait voir par la trappe, il faisait noir dehors.
Il essaya de s’allonger et de dormir mais la migraine continuait de le lanciner. J’ai fini par arriver sur la Terre, ronchonna-t-il, et on ne me laisse rien voir.
Il se rendit compte qu’il s’était assoupi quand le contact d’une main sur son épaule le réveilla. Une femme se tenait debout devant lui. Celle qui l’avait gazé.
— Vous êtes revenu dans le monde des vivants, dit-elle en International English tandis qu’un léger sourire se formait sur ses lèvres.
David voulut opiner mais la douleur lui arracha une grimace.
— Vous avez mal ? s’enquit la femme.
— Et comment ! À cause de vous.
Elle eut l’air gêné.
— Vous n’auriez pas dû chercher à résister. Je vous avais averti de ne pas bouger.
— C’était mon premier détournement.
— Venez, fit-elle en lui tendant la main. On va vous trouver quelque chose qui calmera votre migraine.
Il prit la main offerte et se leva. L’une guidant l’autre, ils passèrent devant le garde et descendirent les marches de la passerelle métallique.