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Le soleil baignait de sa lueur rouge les murailles fraîchement sorties de terre du palais que Denny construisait. Il leva le bras et suivit des yeux l’ombre étirée de ses doigts qui frôlaient presque la base du rempart, puis il se tourna vers le pont sous lequel roulait majestueusement le Tigre. La vieille cité de Bagdad s’étalait sur la rive opposée. La voix des muezzins, amplifiée par les haut-parleurs aux sonorités grêles, vibrait dans l’air étouffant et lourd :

— Venez à la prière, venez à la prière… venez à la maison de la prière. Allah est grand. Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah…

Les tours à gradins de l’International Hôtel se dressaient au-dessus des toits et des dômes aux tuiles polychromes de la vieille ville. Une douche, du linge frais et — surtout ! — deux bouteilles de bière glacée y attendaient Denny.

Le chemin le plus court passait par le souk, ce merveilleux bazar bruyant, odorant, encombré, qui était déjà le centre de la vie de Bagdad longtemps avant la naissance d’Haroun al-Rachid lui-même. C’était un endroit peu recommandé pour les étrangers. Il était facile de s’y perdre et plus facile encore d’y perdre son portefeuille mais Denny l’avait traversé bien des fois et tout le monde savait qu’il n’avait jamais plus de quelques fils sur lui.

N’empêche que des hommes avaient été tués pour une poignée de fils. Ou moins encore.

Il faisait plus frais sous les hautes arcades du souk. Même là où les tailleurs de pierre et les souffleurs de verre ne plantaient pas leurs auvents en pleine rue, de vieilles bâches tendues modéraient les ardeurs du soleil. Mais les ruelles puaient l’urine et le crottin.

La foule paraissait moins nombreuse que d’ordinaire. Et moins bruyante.

C’est l’heure de la prière, songea Denny. Et la plupart des gens rentrent chez eux pour souper.

Toutes les échoppes étaient ouvertes comme à l’accoutumée. Elles l’étaient toujours. Les boutiquiers mangeaient sur place ou s’absentaient un bref instant pour monter à l’étage où leurs invisibles épouses avaient préparé le repas. Denny suivit la ruelle étroite et sinueuse des chaudronniers, réglant machinalement son pas sur le rythme assourdissant et éternel des marteaux frappant l’enclume. Chaque artisan étalait ses chefs-d’œuvre à la vue des passants. Les ghoum-ghoums, ces énormes cafetières de cuivre d’une contenance d’une dizaine de litres, étaient omniprésentes.

Les mendiants étaient à leur place habituelle, dans tous les coins, le long de tous les murs, jeunes et vieux, accroupis dans la poussière. Psalmodiant d’une voix nasillarde, ils demandaient l’aumône au nom d’Allah. On aurait dit un mauvais enregistrement.

Denny nota qu’il n’y avait pour ainsi dire pas de cadavres. C’était un jour faste. Et pas la moindre bande d’enfants. D’ordinaire, ils fondaient comme des essaims de mouches sur les étrangers, partant du principe que tout étranger était cousu d’or. Ils quémandaient des cigarettes, quelques piécettes, se proposaient indifféremment comme guides, gardes du corps, entremetteurs ou putains. Mais, aujourd’hui, les gosses brillaient par leur absence.

Denny en éprouvait un vague malaise. C’était comme s’il manquait un longeron à un pont à arches multiples, c’était une anomalie que l’on ne remarquait pas consciemment d’emblée mais qui vous donnait l’impression de quelque chose qui ne tourne pas rond.

Au coin de la rue des marchands de fruits, une gitane dansait. Il y avait là l’éternelle buvette, l’une des préférées de Denny, qui prit une chaise branlante et s’assit à l’une des tables de la terrasse.

La fille était jeune, pas plus de quinze ans, et si elle avait un corps de femme faite, il était parfaitement dissimulé sous les plis ondoyants de sa dichdacha. Mais elle n’était pas voilée et son visage animé, à mi-chemin de l’enfance et de la maturité, était ravissant. Pieds nus dans la poussière, elle oscillait et virevoltait au son aigre de la flûte dans laquelle soufflait un garçon, encore plus jeune, assis en tailleur, le dos appuyé au mur de la buvette. Au milieu de la rue, une demi-douzaine d’hommes regardaient. Il n’y avait personne à la terrasse en dehors de Denny.

— L’architecte du Calife ! s’exclama l’homme à la barbe en bataille qui était le patron. Qu’est-ce que je peux vous proposer aujourd’hui ?

Quelques mois auparavant, il avait décidé d’employer l’International English pour parler avec Denny dont l’arabe mettait à mal les tympans raffinés.

— De la bière, répondit McCormick sans se faire d’illusion.

L’autre entra immédiatement dans le jeu.

— Hélas ! Allah dans Sa sagesse a interdit aux hommes civilisés de s’enivrer.

Denny, les yeux fixés sur la danseuse, sourit.

— Mais c’est que je ne suis pas un homme civilisé. Je suis un barbare venu d’un ténébreux pays septentrional où le froid oblige les hommes à boire des boissons alcoolisées.

— Alors, c’est une bien triste vie que la vôtre !

— J’ai quelques raisons de me plaindre. Mais, dis-moi, n’est-il pas vrai que le Coran interdit aux adeptes de l’Islam de boire du fruit de la vigne ?

— C’est la vérité.

Le vieillard observait la danseuse, lui aussi, mais aucune émotion ne se lisait sur son visage ridé.

— Mais la bière, mon ami, n’est pas fabriquée avec du raisin. Aussi, pourquoi un barbare, voire un homme civilisé, ne pourrait-il pas s’en abreuver à sa guise ?

Le patron toisa Denny et sourit, révélant des dents jaunies par le thé et pourries par les sucreries.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit-il en rentrant dans son antre.

Denny, qui savait d’avance que tout cela finirait par un verre de thé sucré, le suivit des yeux. Il remarqua que plusieurs hommes étaient aux aguets à l’intérieur, massés derrière les fenêtres que masquaient de lourds rideaux, et il eut l’impression que ce n’était pas la fille qu’ils regardaient mais lui.

Le musicien continuait à tirer de sa flûte des soupirs plaintifs et la petite continuait de danser. La sueur perlait à ses joues mais personne ne lui lançait la moindre piécette, personne parmi les spectateurs ne souriait.

Le propriétaire réapparut avec, sur un plateau de cuivre, une bouteille de bière déjà ouverte et un de ces verres allongés utilisés pour boire le thé.

— Allah a jugé bon de vous prodiguer de la bière, dit-il en posant le tout sur la table.

Denny était trop surpris pour lui demander d’où venait cette canette. C’était la première fois qu’il voyait de la bière dans le souk.

— Grâce soit rendue à Allah, se contenta-t-il de dire. Et à toi aussi.

Le vieil homme s’inclina imperceptiblement et battit à nouveau en retraite. Denny remplit son verre et goûta. C’était de la bière importée d’Europe orientale. Pas fraîche. Mais c’est de la bière ! s’émerveilla-t-il.

Après une dernière virevolte, la petite danseuse tomba à genoux dans l’attitude traditionnelle de la mendicité. Les Arabes qui avaient assisté à sa prestation s’éloignèrent sans lui prêter davantage attention. Elle lança un regard triste au musicien — son jeune frère, probablement, songea Denny — et se releva lentement en repoussant une mèche que la sueur collait à son front.

— Viens ici, lui cria l’architecte.

Elle se tourna vers lui avec hésitation et Denny lui fit signe.