Elle s’approcha du véhicule qu’il lui désignait, ouvrit la portière et chuchota :
— Vous avez la clé ?
David jeta un coup d’œil à la sentinelle et son regard revint à Bahjat.
— Quelle clé ? Elle n’est pas fermée.
— La clé de contact. Sans elle, on ne peut pas mettre le moteur en marche.
Il n’existait pas d’automobiles sur Île Un et les électrocyclos étaient simplement équipés d’un lanceur qu’il suffisait de solliciter.
David, ne sachant s’il devait croire ou ne pas croire la fille, était indécis et la panique montait en lui.
— Les bécanes aussi ?
Le factionnaire saisit son mégot presque éteint entre le pouce et l’index. Il allait se retourner pour le lancer d’une chiquenaude sur l’aire de parking comme les fois précédentes.
— Naturellement, répondit Bahjat.
Est-ce qu’elle dit la vérité ? Qu’est-ce que je peux faire si elle ment ?
Mais elle passa devant lui.
— Je vais faire démarrer une bécane en trafiquant l’allumage. C’est enfantin.
Un éclair zébra le ciel et David sourcilla dans l’attente du coup de tonnerre. Bahjat se rua en courant vers le cyclo le plus proche et se pencha au-dessus du moteur. La sentinelle se retourna pour regarder le ciel et le tonnerre éclata à la verticale au moment ou il se figeait sur place, pétrifié par la surprise. Sa cigarette était un point rouge brasillant dans l’ombre de la porte.
David jeta un coup d’œil derrière lui. Ses deux victimes étaient toujours inanimées. Mais le factionnaire de garde devant l’hacienda, l’arme à la hanche, descendait les marches de pierre pour aller voir ça de plus près. L’hôtesse, immobile dans l’encadrement de la porte, paraissait transformée en statue.
David n’avait jamais tiré qu’au stand. Cela faisait partie des tests que l’équipe biomédicale lui imposait. Il visa haut, vérifia du pouce que le cran de sécurité était déverrouillé et appuya sur la détente. Le coup partit et le fusil tressauta. De la poussière et des éclats de pierre jaillirent du linteau de la porte.
En militaire bien entraîné, la sentinelle plongea pour se mettre à couvert et s’aplatit au bas des marches.
— Ça y est ! cria Bahjat. Venez !
Elle avait enfourché l’électrocyclo. David fit encore feu en visant le sol loin devant le garde, cette fois, et se précipita vers la bécane pour prendre place sur le tandsad. La seconde carabine cognait contre ses reins.
La sentinelle s’efforçait farouchement de ne faire qu’un avec le sol bétonné sur lequel elle était à plat ventre. Elle étreignait son fusil mais gardait la tête baissée afin d’offrir le moins de surface possible au tireur.
Bahjat embraya et le cyclo s’élança avec un vrombissement strident.
— Les voitures et les autres bécanes ! hurla-t-elle en se retournant. Tirez dessus !
— Quoi ?
Un éclair déchira le ciel, immédiatement suivi d’un assourdissant coup de tonnerre. Le paysage trembla et parut s’embraser. D’énormes gouttes commencèrent à s’écraser sur le sol.
— Tirez sur les autos et les bécanes, répéta Bahjat en s’époumonant pour dominer le vacarme. Il faut les détruire pour qu’ils ne puissent pas nous poursuivre.
À présent, il faisait noir. La pluie noyait tout, ils étaient déjà tous les deux trempés jusqu’aux os et la visibilité n’excédait pas quelques mètres. David se pencha légèrement de côté et, sans épauler, tira sur les véhicules immobiles. Les détonations l’étourdissaient et la carabine dansait comme pour s’arracher à son étreinte. Bahjat fit faire volte-face à sa machine et David, brutalement éjecté, tomba à la renverse dans une mare d’eau.
Il se releva en ahanant et continua de tirer. Un réservoir d’oxygène explosa, projetant vers le ciel un brûlant geyser de flammes orange. Un autre réservoir eut le même sort. David ne voyait plus rien — ni le garde, ni Bahjat, ni la bécane. Autour de lui, les cyclos dégringolaient pêle-mêle et des morceaux de métal arrachés aux voitures réduites à l’état d’épaves filaient comme des balles à travers les airs. Il continuait d’actionner la détente. Les flammes lui brûlaient le visage et la pluie glacée ruisselait sur son dos.
La carabine éructa une dernière fois avant de se taire. Bahjat était à deux mètres de lui. Le phare de son cyclo avait du mal à percer les ténèbres et les rafales de pluie.
— Montez ! Vite !
David lança au loin la carabine vide et sauta en selle derrière la jeune fille. « Filons », répondit-il en écho au moment où la bécane, démarrant en flèche, plongeait à travers la tempête et la nuit.