Le chauffeur réussit à ouvrir la portière arrière sans le lâcher et il le poussa au fond du véhicule. Chaque mouvement était une torture mais le martyre de Denny s’atténua quelque peu quand il se courba pour entrer.
Il y avait quelqu’un à l’intérieur qui l’aida à s’allonger sur la banquette. Denny, vidé de ses forces, ne bougeait plus. Il sentit que le chauffeur lui repliait les jambes. La portière claqua. Il faisait noir. Trop noir pour distinguer quoi que ce soit. Une voix de femme lui parvint. Elle parlait en arabe. Il était question d’un médecin. Il y eut une légère secousse quand la voiture démarra. Denny perdit conscience.
Quand il rouvrit les yeux, il était toujours couché sur la banquette de la limousine et la femme, son visage invisible dans l’ombre, était agenouillée à côté de lui. On devait avoir baissé les vitres car le vent de la nuit agitait son épaisse chevelure et sa caresse fraîche effleurait la joue de Denny.
À moins que ce soit elle qui me caresse ?
— Je délire, ce n’est pas possible, balbutia-t-il.
— Chut ! Ne bougez pas. Un médecin va bientôt vous examiner.
Elle parlait bas, d’une voix presque rauque.
La limousine filait dans la nuit. De l’autre côté des fenêtres glissaient les façades de hauts bâtiments modernes. Rue Rachid ? En tout cas, le souk était loin.
— Je vais… mettre du sang… partout, dit-il faiblement.
— Cela n’a pas d’importance.
Quand ils traversèrent une place dégagée, la lune éclaira la femme. Jamais Denny n’avait vu visage aussi exquis. Des yeux noirs fendus en amande, des pommettes hautes, un menton à la fois énergique et délicat, un nez dont le dessin avait toute la noblesse de l’Arabie.
Un ange arabe sorti tout droit du paradis coranique.
Peut-être que je suis mort et qu’on m’a dirigé par erreur chez Mahomet, songea Denny.
Il n’avait aucune intention de demander le registre des réclamations.
3
Ils s’intitulaient le Gouvernement mondial mais c’était un titre exagérément ambitieux et il y avait certainement des endroits de la Terre où ils ne gouvernaient rien du tout. Les conseils d’administration des grandes multinationales, par exemple.
De Paolo était un homme admirable à sa façon. Il avait fait en sorte que tout le crédit de l’arrêt de la course aux armements et de la destruction des arsenaux nucléaires allât au Gouvernement mondial mais, si vous voulez mon opinion, ce sont les gros consortiums — comme ceux qui ont construit Île Un — qui se sont finalement rendu compte que la guerre nuisait à leurs profits. Quand ils commencèrent à mettre l’embargo sur les fournitures stratégiques, le Gouvernement mondial put « persuader » les nations de renoncer à leur panoplie atomique.
Une phase nouvelle s’ouvrit alors dans laquelle les grandes nations (entendez les consortiums) utilisèrent leur puissance économique contre les petites tandis que le Gouvernement mondial, impuissant, comptait les coups. C’était une guerre planétaire, ni plus ni moins, une guerre économique et écologique où l’on faisait secrètement appel aux manipulations météorologiques et à diverses autres armes d’environnement. Pas toujours secrètement, d’ailleurs.
Nous, sur Île Un, nous étions évidemment sous la coupe des consortiums. Que cela nous plût ou non…
David, revêtu d’un peignoir bleu ciel, fourrageait dans les placards du coin cuisine mais il ne quittait pas Evelyn des yeux.
Cette baignade avait été agréable et, maintenant, assise devant le feu crépitant qui embaumait le pin, enveloppée dans une serviette de bain corail démesurée, la jeune fille, le regard fixé sur les flammes, paraissait beaucoup plus détendue.
— L’alcool est l’une des rares choses que nous ne produisons pas nous-mêmes, lui expliquait David. Nous devons l’importer. Nous consommons surtout de l’eau-de-vie lunaire en provenance de Séléné. D’après ce que l’on dit, ce serait un mélange de vodka artisanale et de carburant pour fusées. Mais je dois avoir quelques bouteilles de vin de la Terre… et un tord-boyaux fabriqué au Tennessee.
Evelyn s’adossa confortablement aux gros coussins qu’elle avait disposés par terre.
— Vous voulez dire que personne ne possède son petit alambic personnel, chez vous ?
— Pas à ma connaissance, répondit David en secouant la tête.
— J’imagine qu’il n’y a pas de voleurs, non plus ?
Il sourit.
— Et pas davantage de percepteurs.
— Eh bien, ça ne m’étonne pas qu’on surnomme Île Un le Petit Paradis !
David finit par mettre la main sur sa cave.
— Ah ! Voilà. J’ai du chablis californien. Ou bien…
— Le chablis ira très bien.
— Seulement, il n’est pas très frais. Je peux le mettre à rafraîchir, si vous voulez.
— Non, c’est inutile.
— Il va aussi falloir penser au dîner, enchaîna David en se mettant en quête de verres. Vous avez le choix : lapin, poulet ou chèvre.
— Chèvre ? répéta Evelyn avec une grimace de dégoût.
— Ne parlez pas sans savoir. Attendez d’y avoir goûté. C’est meilleur que le mouton…
— J’en doute.
— …et, ici, les chèvres sont des animaux très utiles : elles éliminent les déchets, fournissent du lait, du crin et de la viande.
— Je préférerai quand même le poulet.
David sortit du réfrigérateur un verre givré qu’il remplit de vin à l’intention de son invitée, se servit un whisky à l’eau et rejoignit Evelyn devant le feu. Quand il s’accroupit pour lui donner son verre, il sentit la chaleur de l’âtre roussir les poils de son bras nu.
Evelyn prit le verre qu’il lui tendait de la main gauche sans cesser de maintenir de la main droite la serviette serrée autour de son corps. L’idée qu’elle se faisait de la pudeur amusa David qui sourit intérieurement. La sortie de bain qui la couvrait comme un sarong révélait avec générosité une ample surface de peau douce et blanche — les épaules, les bras, les cuisses. Elle a une gorge splendide, songea-t-il en se demandant quel effet cela ferait de l’embrasser.
Mais au lieu de passer à l’acte, il sortit deux rations de poulet du frigo et glissa les plats tout prêts dans le four à micro-ondes dont il régla la pendule.
— Le dîner sera prêt dans une demi-heure, annonça-t-il en s’asseyant sur le sol à côté d’Evelyn.
— C’est si long que ça ?
— Ça pourrait être cuit en trois minutes mais j’avais pensé que vous préféreriez déguster l’apéritif en prenant votre temps.
Une expression bizarre se peignit sur les traits de la jeune fille qui, finalement, ne put se retenir :
— C’est que je meurs de faim, David ! Je n’ai rien mangé depuis ce matin 11 heures.
— Oh ! Je suis désolé. (Il se leva d’un bond.) Si j’avais su que…
— Vous n’avez pas faim, vous ?
— Si, un peu, mais je peux rester longtemps sans manger.
— Eh bien, pas moi.
Il alla couper quelques tranches de fromage et lui ramena par la même occasion un paquet de biscuits. Quand elle se mit à les grignoter, il remarqua que le bruit qu’ils faisaient sous sa dent couvrait le craquement des bûches. Cela aussi l’amusa. La chaleur combinée du feu et du whisky avaient un effet relaxant et il se sentait bien. Il était assez près d’Evelyn pour pouvoir caresser son épaule nue rien qu’en tendant légèrement la main. Assez près pour humer son parfum. Mais il évitait de la toucher. Impossible de deviner comment elle réagirait.