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Mais quand il parla, tout le monde fit silence. Son discours terminé, il se tourna vers David et, d’un geste, lui ordonna de le suivre. Les autres s’écartèrent et emboîtèrent le pas au jeune homme, à la vieille et à leur chef.

Les cabanes, étroites et enfumées, sentaient la sueur humaine. Le sol était de terre battue et les murs étaient faits de pierres grossières empilées. Si l’on s’asseyait assez près du maigre feu qui brûlait au milieu de ces masures, on pouvait se réchauffer la figure et les mains mais on avait le dos glacé. Le régime de base était constitué par une sorte de bouillie de légumes relevée d’épices sans la moindre bribe de viande. Les ustensiles, les récipients utilisés pour la cuisine, les motifs décoratifs sculptés dans le bois, la pierre ou l’argile étaient les mêmes que ceux que David se rappelait avoir vus dans les ouvrages sur les Incas.

Ce sont les montagnards. Ils vivent de cette manière depuis des milliers d’années. Pendant que les Incas édifiaient leur empire, que les Espagnols les anéantissaient, que le Pérou naissait comme nation et se libérait du joug espagnol, que le Gouvernement mondial s’imposait… ces hommes et ces femmes menaient la même existence coupée de tout le reste… de génération en génération.

Les villageois étaient presque totalement démunis mais ils partagèrent le peu qu’ils possédaient avec David et Bahjat. La vieille semblait être la guérisseuse en titre de la communauté. En compagnie de deux autres commères tout aussi édentées, elle transporta Bahjat dans sa cabane et se mit en devoir de lui faire boire un bouillon chaud confectionné à l’aide des herbes séchées suspendues à des chevilles plantées dans les murs. Pendant deux jours, la jeune fille demeura inconsciente et le fugitif d’Île Un passa son temps à tourner en rond devant la cabane.

Il dormait sur un grabat de paille et de peaux de bêtes dans celle que le chef du village occupait avec sa femme et son enfant unique — la petite fille qui s’était accroupie derrière ses jambes pour regarder le couple étranger dès son arrivée.

À l’aube du troisième jour, le chef le réveilla en le secouant par l’épaule et lui expliqua par une mimique éloquente qu’il voulait l’emmener quelque part en compagnie de deux de ses congénères. On sortit du village. Les Indiens portaient chacun trois ou quatre longs javelots de bois fuselés et un couteau d’acier était glissé à leur ceinture. Va-t-on à la chasse ? s’interrogea David. Ou est-ce à moi que ces armes sont destinées ?

Il avait toujours son pistolet qui contenait encore cinq balles. Les Indiens n’y avaient pas prêté la moindre attention.

Ils descendirent le versant de la colline en direction d’une zone boisée. D’énormes conifères, plus gros que tous ceux qui poussaient sur Île Un, dressaient majestueusement leurs ramures vers le ciel embrumé. Il faisait sombre dans les bois. Froid. Leur obscurité était mystérieuse. Mais les hommes savaient exactement ce qu’ils avaient à faire. Ils disposèrent des pièges primitifs faits de lianes et de bâtons.

La tâche terminée, le chef conféra brièvement avec ses compagnons, puis le groupe s’enfonça plus profondément dans la forêt. Précédé par son amphitryon, les deux porteurs de javelots sur ses talons, David éprouvait une certaine nervosité et, tout en avançant le long de la piste silencieuse, il tripotait machinalement la crosse de son pistolet tous les quelques pas.

Les arbres commencèrent à s’espacer et il se rendit compte que l’on approchait d’un escarpement. En bas, très loin, un ruisseau gargouillait, faisant jaillir des éclaboussures. Une route pavée le longeait.

Le chef la désigna du doigt, puis désigna David, dit quelques mots et fit un grand geste circulaire.

David hocha la tête.

— Vous voulez dire que c’est la route qui conduit à la civilisation ? Que c’est par là que je devrai partir quand je quitterai votre village ?

Il tendit le bras dans la même direction que l’avait fait le chef et un large sourire éclaira le masque tanné de ce dernier.

Mais au lieu de faire demi-tour pour regagner le village, il entraîna David le long de la falaise qui s’étirait parallèlement à la route.

Au bout d’une demi-heure de marche environ, David vit soudain une gigantesque tranchée qui s’ouvrait dans la forêt en contrebas. Bulldozers et pelleteuses déracinaient les arbres, arrachaient la couche d’humus superficielle, charcutaient la terre, y creusant une plaie déchiquetée. Le ruisseau, à présent, était souillé et charriait de la boue.

Ils dominaient de si haut le chantier que les énormes engins de terrassement avaient l’air de joujoux. On n’entendait même pas leurs grondements qu’étouffait la brise qui soufflait sur la falaise.

— La route amène la civilisation, dit David. Et elle est en train de vous rattraper.

À en juger par leurs lugubres hochements de tête et à la façon dont les trois Indiens regardaient le spectacle en serrant les mâchoires, il sautait aux yeux que l’arrivée de la civilisation était loin de susciter leur enthousiasme.

— Je ne peux rien y faire, reprit David. Ce n’est pas moi. Je n’y suis pour rien. Je ne peux pas les arrêter.

Ils ne comprenaient pas les mots mais leur sens ne leur échappait pas. Le ton de David ne laissait pas place au doute. Il était impuissant. Tous étaient impuissants.

À pas lents, ils rebroussèrent chemin et relevèrent les pièges. Une demi-douzaine de petits mammifères avaient été capturés. Les Indiens les achevèrent rapidement et proprement à l’aide de leurs poignards — à l’exception d’un lapin blanc comme neige qu’ils rendirent à la liberté pour quelque mystérieuse raison.

Il faisait noir quand on rentra au village. Les femmes et les enfants sortirent des cabanes pour accueillir les valeureux chasseurs. David se dirigea directement vers celle de la guérisseuse.

La vieille le laissa entrer. Bahjat était assise, l’œil clair. De toute évidence, la fièvre était tombée.

— Ça va mieux ! s’exclama David. Comment vous sentez-vous ?

— Faible… mais il y a un sérieux progrès.

La maritorne édentée se mit à tirailler sur la chemise du garçon en lui montrant la porte. Il était manifeste qu’elle entendait le mettre dehors.

— Je voudrais seulement lui parler… rien qu’une minute, protesta-t-il.

Mais il n’y eut rien à faire. La fée Carabosse le poussa vers la sortie en baragouinant quelque chose d’incompréhensible. Bahjat sourit, haussa les épaules et prit l’écuelle fumante posée à côté de sa couche. Elle commença à boire la décoction.

— Je reviendrai demain, lui lança David à contrecœur par-dessus la tignasse blanche de la vieille qui l’expulsait sans ménagements.

— À demain, répondit Bahjat en lui souriant à nouveau.

David s’éloigna en proie à un tourbillon d’émotions qu’il n’avait encore jamais éprouvées. Il se sentait étourdi, c’était comme une sensation de vertige. Il mit cela sur le compte de l’altitude et des fatigues de la journée mais il ne tarda pas à se rendre compte que ce n’était pas uniquement cela. Bahjat était sauvée. Les Indiens lui avaient montré la route qui menait à la civilisation. Il débordait de gratitude, il était considérablement soulagé et jamais il n’avait été aussi heureux. Cependant, il y avait aussi autre chose, quelque chose qui bouillonnait en lui et qu’il était incapable d’identifier.