Cela ne cessa de le hanter pendant le repas. Le menu comportait de la viande et des pommes de terre cuites sous la cendre. Il sourit intérieurement quand il porta la première bouchée à ses lèvres : c’était du lapin, l’un des éléments de base du régime alimentaire en vigueur sur Île Un.
Quand le feu ne fut plus qu’un tas de braises, au lieu de gagner sa paillasse, il sortit de la cabane et s’enfonça dans la nuit claire et froide où bruissait le vent des montagnes. Enveloppé dans la couverture qu’il avait empruntée et qui le grattait, il traversa le village endormi. Levant les yeux vers les étoiles, il essaya de comprendre pourquoi il ressentait ce qu’il ressentait, de comprendre ce qui lui arrivait. Tel un fanal à l’éclat fixe, Île Un croisait sereinement dans les cieux.
Petit à petit, tandis que les astres décrivaient leur course sur la voûte céleste, la lumière se faisait en lui. C’était à ces gens que Bahjat devait la vie, et lui aussi. Ils auraient pu refuser de les accueillir, les chasser. Alors, il aurait péri dans ces montagnes désertiques avant d’avoir pu trouver des secours. Et Bahjat l’aurait précédé dans la mort.
Comment m’acquitter de ma dette envers eux ? se demandait David, les yeux fixés sur l’étoile qui était Île Un. Il regretta fugacement de ne pas pouvoir consulter le Dr Cobb. Il saurait ce qu’il faudrait faire, lui.
Non, je dois régler le problème moi-même. Tout seul. Ce ne sont pas les ordinateurs qui peuvent m’aider. Tout seul.
Il passa la nuit à tourner autour du village en se creusant la tête. À deux reprises, il remarqua que le chef était sorti de sa cabane, il se tenait sur le seuil de la porte. Sans bouger, sans interrompre ses allées et venues, respectant la méditation de son hôte.
Les villageois avaient tout ce dont ils avaient besoin, tout ce qu’ils pouvaient désirer. Ils vivaient dans l’harmonie et la paix au sein de cet environnement rude. Mais, bientôt, tout cela disparaîtrait, effacé par les machines dévoreuses de montagnes. La civilisation gagnerait de proche en proche. Naîtrait une nouvelle ville pour loger une partie de la multitude qui faisait éclater les cités et les fermes. Un aéroport, un complexe industriel. Qu’importe ce qu’ils étaient en train de construire à quelques kilomètres de là, ils construiraient encore autre chose d’ici quelques années. Plus près. Peut-être directement sur l’emplacement du village.
David ne pouvait rien faire pour empêcher cela. À moins que… Il leva derechef les yeux vers le ciel qui pâlissait à l’approche de l’aurore. Île Un s’était couchée derrière l’horizon déchiqueté.
Avant de quitter le village, il fallait qu’il leur donne quelque chose. Quelque chose qui soit bien à lui. Un symbole de sa reconnaissance, une promesse et un gage qu’ils conserveraient. Mais quoi ? Il ne possédait que les vêtements qu’il avait sur le dos, ses bottes et le pistolet qui lui serait nécessaire lorsqu’il aurait réintégré l’univers des villes, de la rébellion et de la violence. D’ailleurs, rien de tout cela n’avait paru intéresser les Indiens.
Et, brusquement, il eut une illumination. Un présent qui n’aurait strictement aucune valeur d’usage mais qui serait profondément symbolique. Quand le soleil surgit et que les pics enneigés commencèrent à rosir, David savait ce qu’il ferait.
Il dormit toute la matinée et, au réveil, il alla rendre visite à Bahjat. La vieille guérisseuse le laissa entrer mais elle s’accroupit devant la porte et resta à les surveiller tous les deux.
La jeune fille avait maigri, l’ossature de son visage était plus sèche mais ses yeux étaient limpides. Ils passèrent l’après-midi ensemble. La vieille autorisa Bahjat à se lever et à faire le tour du village avec David. Quatre adolescentes suivaient le couple à distance respectueuse.
— Je crois que, demain, je serai capable de prendre la route, dit Bahjat. Je me sens plus solide sur mes jambes. J’ai seulement la tête qui tourne un peu.
— C’est l’altitude. Nous devons être à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer, au moins.
— Où sommes-nous ? Que s’est-il passé ? Je me rappelle le camion et puis il y a eu un avion…
David lui expliqua comment, après qu’ils eurent été interceptés par les chasseurs péruviens, le pilote les avait abandonnés dans les montagnes.
— Mais les Indiens ont pris soin de nous. Ils m’ont montré une route qui doit mener à une ville quelconque. Le pilote m’a dit que nous sommes à une cinquantaine de kilomètres de Ciudad Nuevo et si vos amis s’y trouvent encore…
— Vous m’avez prise avec vous ? Alors que vous auriez pu laisser la police me capturer et vous sauver tout seul ?
— Euh… oui, en effet, fit David, surpris.
— Mais vous rendez-vous compte que si je contacte le F.R.P., il vous considérera comme notre prisonnier ?
— Cela ne m’était pas venu à l’esprit, répondit-il avec un haussement d’épaules.
Le lendemain matin, dès qu’ils eurent fini la bouillie granuleuse faisant office de petit déjeuner, le chef fit sortir David de la cabane. Tout le village semblait savoir que les deux visiteurs étaient sur le départ. Bahjat émergea à son tour du gourbi de la guérisseuse et quand elle eut rejoint David au milieu de la place centrale du village, tout le monde s’aggloméra autour d’eux.
En silence, le chef leur remit à chacun une couverture rouge et bleue.
— Elles sont superbes, dit Bahjat en recevant ce présent. Où se les procurent-ils ?
— Peut-être qu’ils ont des troupeaux de moutons plus haut. Où qu’ils les troquent contre des peaux.
D’autres villageois s’approchèrent avec des sacs de grain et de petites écuelles sculptées.
— Ce sont les provisions de route, murmura Bahjat.
David opina. Il songeait au présent qu’il avait décidé de faire aux Indiens. Il fit un pas en direction du chef et tendit le doigt vers le couteau fixé à la ceinture de ce dernier. Une ombre passa sur son visage mais l’Indien sortit lentement le poignard de sa gaine et le tendit au jeune homme. Tout le village observait la scène en retenant son souffle.
David revint devant le petit trésor amoncelé et prit une écuelle de la main gauche. Puis, le poignard dans la main droite, d’un geste prompt, il s’entailla le gras du bras. Ce n’était qu’une estafilade superficielle mais la douleur fut cuisante et la plaie ne tarda pas à saigner.
Une exclamation sourde monta de la petite foule et Bahjat ouvrit la bouche toute grande. David rendit son couteau au chef et plaça l’écuelle sous la coupure. Quelques gouttes de sang y tombèrent. Alors, il présenta le récipient à son hôte.
— C’est la seule chose que je puisse vous offrir pour l’instant.
Le chef était visiblement ému. Tenant l’écuelle dans une main et le couteau dans l’autre, il se tourna et leva les bras pour que tout le village les voie. Un murmure d’approbation monta.
— Vous saignez toujours, chuchota Bahjat.
— Cela va s’arrêter d’ici une minute. J’ai un taux de coagulation très élevé.
Ce fut alors que David se rendit compte de ce que le chef était en train de faire. Aussi majestueux et puissant que les montagnes mêmes, il porta l’écuelle à ses lèvres et but son contenu.
— Inch Allah ! fit Bahjat dans un souffle.
Le chef, à son tour, s’entailla le bras d’un geste précis et recueillit son propre sang dans l’écuelle qu’il présenta ensuite à David.
— Vous n’allez quand même pas…
La voix de Bahjat s’étrangla : David buvait le sang du chef.
Une clameur s’éleva des rangs de la foule. Le chef posa sa main sur l’épaule du garçon. Il ne prononça pas un mot. C’était inutile. Simplement, tous deux restèrent quelque temps immobiles face aux villageois tandis que le vent des montagnes gémissait alentour.