— Oui mais quand ils feront intervenir l’armée…
— On leur montrera que même leur putain d’armée n’est pas capable de les protéger. C’est vrai, ils nous materont après que nous aurons frappé. Mais ce sera trop tard pour M. Cul-Blanc. Il va dérouiller ! On va le cogner, et salement ! (Leo abattit son poing sur la table.) Quand on aura fini, toutes les villes de ce pays seront en proie aux flammes !
— Compte tenu des pertes que nous subirons, ça ne me parait pas tellement payant, objecta la femme de Kansas City.
— On disait que l’offensive du Têt avait été une défaite pour le Vietcong. Mais c’est les Viêt qui ont gagné la guerre, ma poulette.
— Dix ans après.
Leo sourit.
— Non, pas dix ans. Moins que ça.
— Moi, ce qui me tracasse, c’est les armes, dit un homme. D’où c’est qu’elles viennent ?
— Ouais. Qui c’est qu’a tant de bontés pour nous ?
— Ou qui nous prépare un piège ?
— Il n’y a pas de piège, répondit Leo. Le matériel nous est fourni par des gens qui veulent nous aider.
— Qui ? Et pourquoi ?
— Je ne peux pas vous le dire. D’ailleurs, il vaut mieux que vous ne le sachiez pas.
— Mais toi, tu sais qui ?
— Tu parles !
Garrison sourit intérieurement. Plusieurs des chefs rebelles assis autour de la table de conférences avaient essayé de découvrir l’origine des expéditions d’armes. Mais c’étaient des conspirateurs amateurs. Ils connaissaient les rues des villes comme leur poche mais comment auraient-ils pu rivaliser avec la science et la puissance des consortiums géants ?
— Poursuivons, disait Leo. Il reste encore un gros point d’interrogation. Quand passons-nous à l’attaque ?
— Le plus tôt sera le mieux. Il n’est pas possible de garder les flingues planqués éternellement.
— On est prêt à y aller.
— Dans deux jours maximum.
— O.K., fit Leo. On est lundi. On passera à l’action… jeudi à midi, heure de la côte est.
— Ce qui fait neuf heures du mat’ ici, dit le garçon de Los Angeles.
— Eh ! Jeudi, c’est le jour du Thanksgiving !
— Tiens, c’est vrai, ricana Leo. Parfait ! Ça leur tombera sur le râble entre la dinde et le fromage.
Tous s’esclaffèrent.
— Personne n’a d’objections à formuler ?
Silence.
— Alors, c’est entendu comme ça. Jeudi prochain à midi, heure de la côte est. Bonne chance.
L’image holographique que Garrison regardait sur son écran se dissocia à mesure que les vingt-quatre segments qui la composaient disparaissaient les uns après les autres. Il ne restait plus, maintenant, à la périphérie de la surface opaque de l’écran, que Leo et son visage noir et luisant. Il était perdu dans ses pensées.
C’est un chef, il n’y a pas de doute, songea Garrison. Il faudra qu’il meure un de ces jours… quand il aura fait ce qu’il est nécessaire qu’il fasse.
Leo se tourna, face à la caméra, et l’on eût dit qu’il regardait Garrison dans les yeux. Les doigts du vieil homme frémirent au-dessus du boîtier de commande encastré dans l’accoudoir du fauteuil, prêts à couper la projection.
— Vous êtes là, Garrison.
Garrison n’était pas étonné. Il enclencha une touche pour émettre sa propre image.
— Je suis là, Greer.
— Je m’en doutais, gronda Leo.
— Vous voilà promu leader national, à ce qu’on dirait.
— J’en suis un, putain de moi.
— Vous pouvez laisser tomber l’argot des bas-fonds, Greer, fit Garrison avec agacement. Ça ne m’impressionne pas.
— Ouais, je suppose. Mais peut-être que les bas-fonds me collent à la peau. Je suis Leo, maintenant. Greer est mort. Ou, en tout cas, il roupille vachement profond.
— Ce n’est pas aux bas-fonds que vous êtes accroché, c’est au pouvoir.
— Vous aussi.
Garrison réfléchit.
— C’est vrai, mon garçon. Moi aussi. Le pouvoir… C’est ça qui compte.
— Et comment ! Il y a une paye que vous me l’avez appris. À l’époque où je faisais du foot. Les grandes équipes vous appartenaient.
— Elles m’appartiennent toujours.
— Pourquoi est-ce que vous nous aidez ? (La voix de Leo s’était durcie.) Vous pensez que nous courons au suicide ?
— C’est hautement probable.
— Eh bien, vous vous trompez. Beaucoup de gars resteront sur le carreau mais on est des foules et on mettra toutes les villes des États-Unis à feu et à sang.
— Ne vous gênez pas pour moi.
Leo fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? Pourquoi est-ce que vous nous donnez un coup de main ?
— Cela me regarde. Contentez-vous de faire ce que vous estimez devoir faire et laissez-moi me soucier de mon cul blanc.
— Vous allez nous balancer des bombes à neutrons sur la tronche, c’est ça ? Tuer tout le monde dans les villes mais sans détruire les bâtiments. Quand le soulèvement aura commencé, boum !
Garrison secoua la tête.
— Il n’y aura pas de bombes à neutrons. Cela fait des années que le Gouvernement mondial a démantelé les dernières. Je n’essaierai pas de vous mettre des bâtons dans les roues. Allez-y. Étripez les Blancs.
— Vous en êtes un. Vous ferez partie du massacre.
— Nous verrons bien, mon garçon.
— Ouais, nous verrons.
C’était un feulement de tigre qui roulait dans la gorge de Leo.
Son image s’effaça. À présent, l’écran était entièrement vide. Garrison finit par en détacher ses yeux et, à nouveau, il enfonça une touche.
— Arlène, nous partons mardi.
— Demain ?
— C’est mardi, demain ?
— Oui.
— Écoutez-moi bien. Tu vas appeler Cobb. Tu lui parleras en personne. Dis-lui de préparer le cylindre B pour nous. Ma collection est-elle prête à déménager ?
— Depuis huit jours.
— Expédie-la immédiatement. Ce soir. Et préviens les autres membres du directoire. Nous nous retrouverons ici demain à midi et nous rallierons directement la colonie. Pas d’escales, ni à la station Alpha ni ailleurs. Ceux qui ne seront pas au rendez-vous à l’heure dite devront se débrouiller seuls.
— Tous les membres du directoire ne pourront pas être ici à midi, objecta Arlène. Le cheikh al-Hachémi est à des milliers de kilomètres…
— Tu diras à al-Hachémi et aux autres de se magner les fesses pour filer demain direction Île Un. Ça va péter jeudi !
LIVRE IV
NOVEMBRE 2008
Population mondiale : 7,33 milliards d’habitants.
28
L’humanité ne peut pas se permettre d’attendre qu’intervienne un changement spontané et positif. L’homme doit, au contraire, promouvoir lui-même des changements de l’ampleur nécessaire mais tolérable à temps pour éviter un intolérable changement massif (et destructeur). La stratégie d’un tel changement ne peut s’élaborer que dans un esprit de coopération véritablement globale issu de l’association librement consentie des diverses communautés régionales de la planète et guidé par un plan rationnel de croissance organisée à long terme. Toutes les simulations ont montré de façon parfaitement claire que c’est la seule approche intelligente et praticable si l’on veut échapper à des catastrophes globales répétées et imprévisibles et le temps qui nous est imparti pour mettre un système mondial global sur pied est limité. À l’évidence, les autres alternatives sont les divisions et les conflits, la haine et la destruction.