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Mesarovic et Pestel,
Second rapport du Club de Rome,
Reader’s Digest Press, 1974.

Tandis que l’avion décrivait des cercles au-dessus du dôme de smog d’un gris brunâtre, David se remémorait les trois derniers mois de son existence. Quelle ironie !

Il lui avait fallu deux jours pour franchir les 400 000 kilomètres séparant Île Un de la Lune et faire le trajet Lune-Terre. Mais pour faire les 8 000 kilomètres séparant l’Argentine de New York, il lui avait fallu à peine moins de trois mois. Et il avait encore un océan à traverser pour gagner sa destination première.

Il eut un sourire lugubre. Quand j’étais à la station Alpha, j’étais plus près de Messine qu’aujourd’hui.

Traverser l’espace n’avait pas été difficile. Mais voyager sur Terre où il était un fugitif pourchassé — ça, c’était rudement compliqué.

En plus, il était également un prisonnier, techniquement parlant. Il n’avait pas quitté Bahjat d’un pouce tandis qu’elle prenait contact avec une succession apparemment sans fin de militants du F.R.P. La plupart étaient à peu près de leur âge mais il y avait quand même un nombre surprenant de gens plus vieux parmi les rebelles. Entre autres points communs, beaucoup étaient pauvres. Presque tous étaient sans le sou. Ils avaient la faim au ventre, ils étaient hâves et étiques et c’étaient des hommes et des femmes en colère.

Ils mentaient, ils volaient, ils marchandaient ici une barque, là un cheval pour le couple ; ils lui fabriquaient de faux papiers, lui offraient l’hospitalité de leurs masures délabrées ou leur trouvaient des cachettes encore plus sinistres : grottes, caves, étables, les combles d’une église. Ils se mettaient en quatre pour porter assistance à la célèbre Shéhérazade et à son captif, l’homme d’Île Un. Une minorité de clandestins était néanmoins suffisamment argentée pour fournir à la jeune femme des subsides qui lui permettaient de survivre.

— Pourquoi se sont-ils ralliés à la cause de la révolution ? s’étonnait David. Contre quoi se révoltent-ils ?

— Ils sont comme moi, répliquait invariablement Bahjat. Ils se battent contre l’injustice.

Réponse qui laissait David perplexe.

Ils étaient rarement en tête-à-tête, tous les deux, mais, quand cela arrivait, Shéhérazade, contrairement à sa patronne d’adoption, n’était pas causante : elle écoutait. Elle poussait son compagnon à parler de lui, de sa vie, de ses études, d’Île Un. Elle l’écoutait pendant des heures — dans le train, sur le dos d’un mulet, à bord d’une barque de pêche filant tous feux éteints dans la nuit — en l’encourageant d’un sourire. David savait très bien qu’elle cherchait à lui tirer les vers du nez pour qu’il lui donne des renseignements sur Île Un, mais cela lui était égal. Il savait aussi qu’il n’y avait pas que cela. Elle s’intéresse à moi en tant qu’individu. J’en suis certain.

Et il commençait, de son côté, à s’intéresser à elle.

C’était une étrange relation qui s’était petit à petit nouée entre eux. Ils étaient amis et, en même temps, adversaires. Ils étaient deux fugitifs en marche vers un but que ni l’un ni l’autre ne discernait parfaitement mais qui espéraient l’un et l’autre trouver le salut au terme du voyage et chacun craignait que ce qui serait le salut de l’un ne fût un danger mortel pour l’autre. Au fil des semaines, vivant côte à côte sans jamais se quitter des yeux, ils étaient aux petits soins l’un pour l’autre, ils s’entraidaient, ils se faisaient mutuellement confiance, chacun remettait sa vie dans les mains de l’autre. Mais ils n’étaient pas amants. Ils n’avaient même pas échangé un baiser.

Il était rare qu’ils dorment seuls. Il y avait toujours des tiers à proximité, en général dans la même pièce. Mais quand cela leur arrivait — au bord d’une piste de montagne en Équateur, dans une station-service abandonnée à la sortie d’une ville fantôme au Mexique, dans une ruelle du quartier du port à Galveston —, ils étaient trop exténués pour chercher à savoir si leur amitié pouvait les conduire à l’amour physique.

Mais cette relation comportait autre chose, quelque chose qui prenait insidieusement corps. David savait qu’il pouvait compter sur Bahjat. Et Bahjat savait qu’elle pouvait compter sur lui. Ils étaient associés. C’est peut-être plus important que d’être amants, songeait David. En tout cas, c’est moins banal.

Suivant les directives que lui avait données téléphoniquement le chef frontiste qu’elle appelait Tigre, ils avaient pris la direction de New York. David n’avait pas protesté. Il y avait une délégation du Gouvernement mondial à New York. Pas loin de l’ancien siège des Nations Unies.

Après avoir quitté le village indien des Andes péruviennes, ils avaient marché jusqu’à ce qu’un chauffeur compatissant les fasse monter dans son camion. Quand elle fut dans une ville disposant de moyens de communication, Bahjat trouva des sympathisants du F.R.P. qui les aidèrent. Ils teignirent les cheveux et la barbe, blonde et hirsute de David et lui noircirent la peau. Dès lors, Bahjat et lui pouvaient passer pour un jeune couple latino-américain si l’on n’y regardait pas de trop près.

Ils avaient poursuivi leur route à cheval, à dos de mulet, dans un bateau « emprunté », en train, en autocar et même, une fois, à bord d’une voiture volée. Ils avaient traversé l’Équateur, rallié Panama par la voie des mers, franchi les ruines éboulées du canal à présent désaffecté, ils s’étaient enfoncés dans les étouffantes jungles mexicaines et, enfin, grâce à leurs faux papiers, ils avaient trompé la vigilance des douaniers et des agents de l’émigration et passé le Rio Grande.

Pendant tout le voyage, David avait observé les Terriens, ses semblables. Et il avait beaucoup appris.

Il avait appris que la faim n’est pas seulement douloureuse sur le plan physique mais qu’elle affecte aussi le mental. Elle enseigne la haine.

À Panama, il avait appris qu’il était possible de corrompre les représentants du Gouvernement mondial et, à Galverson, que les agents des multinationales ne se laissaient pas soudoyer.

À La Nouvelle-Orléans, il avait appris qu’il ne pouvait se fier à personne, pas même aux soi-disant révolutionnaires. Le responsable de la cellule du front de cette ville était plus âgé que la plupart des autres rebelles. C’était un ancien docker au gabarit imposant qui avait dépassé le cap de la trentaine et n’arrêtait pas de parler de l’opération qu’il était en train de monter, un soulèvement qui ne serait pas limité à la seule Nouvelle-Orléans mais s’étendrait à beaucoup d’autres cités. Il se nommait Brandy. Des centaines de rixes avaient laissé leurs cicatrices sur son visage couturé et déformé. Il buvait sec, fumait sans discontinuer et parlait trop. Mais David remarqua que, quand il regardait Bahjat, il se taisait et que son expression devenait songeuse, calculatrice.

Après une nuit passée à boire, à tirer des plans sur la comète et à griller cigarette sur cigarette, Brandy et ses deux principaux lieutenants décidèrent de livrer David à la Société Garrison moyennant une honnête commission. Ce qu’il annonça placidement à l’intéressé dans la chambre enfumée et empestant la bière, donnant sur une église dans le vieux quartier de La Nouvelle-Orléans où il tenait ses assises. Tout le monde était là : le responsable de la cellule, ses deux acolytes et Bahjat. L’étonnement de David fit ricaner les trois hommes.