Evelyn, allongée sur la chaise-longue sous le soleil de Barbade dont la chaleur baignait son corps las, fulminait encore intérieurement en évoquant son ex employeur. Pas étonnant que St. George l’eût flanquée à la porte ! C’était pour espionner Cobb qu’elle avait été envoyée sur Île Un, elle s’en rendait maintenant compte, et, au lieu de cela, elle était revenue avec un papier dont le directoire n’autoriserait jamais la publication.
La porte s’ouvrit et se referma. Evelyn se redressa. C’était Hamoud. Debout au milieu de la chambre avec sa mine renfrognée habituelle. Elle se leva et rentra dans la pièce.
— Tu as un nouveau maillot de bain, dit Hamoud.
— Pas pour me baigner. Il est trop fragile. Au bout d’une minute, il n’en resterait plus rien.
Cela n’eut pas l’air de le troubler.
— Où l’as-tu trouvé ?
— Dans une boutique. Il ne valait presque rien.
— Quand l’as-tu acheté ?
— Il y a quelques jours. (Evelyn se força à sourire et, d’une torsion des épaules, elle se débarrassa du haut.) Tu préfères peut-être le style topless ?
— C’est un progrès, convint-il avec un sourire contraint.
Elle fit glisser le slip sur ses hanches et s’en dépouilla à son tour.
— Ce que tu préfères surtout, c’est rien du tout, n’est-ce pas ?
— On n’a pas le temps. Nous partons dans moins d’une heure.
— Oh ! Que se passe-t-il ? Où allons-nous ?
Hamoud hocha la tête.
— Tu poses trop de questions.
Elle s’approcha de lui, si près que ses seins frôlèrent la chemise ouverte de l’Arabe, et chuchota :
— Allons donc ! Nous disposons quand même d’un petit moment, non ?
Il plaqua ses mains épaisses sur les hanches d’Evelyn.
— Pas assez pour prendre une douche.
Elle effleura du bout du doigt le menton râpeux d’Hamoud.
— Mais on pourrait faire ça sous la douche. C’est très chouette. Ça te plaira, tu verras.
Exhalant un grognement, il la prit par la taille et ils se dirigèrent vers la salle d’eau.
Tout en se penchant pour ouvrir les robinets, Evelyn lui demanda :
— Est-ce que ma garde-robe conviendrait là où nous allons ? Je n’ai que des robes d’été.
— À New York, tu auras besoin d’un manteau. On l’achètera sur place.
C’est donc à New York qu’aura lieu la rencontre.
Evelyn avait sa réponse. Mais, maintenant, il fallait qu’elle tienne cette satanée promesse et qu’elle en passe par la cérémonie de la douche.
Portant les vêtements qu’il avait volés à Mexico, les faux papiers fabriqués à Galveston en poche, sa barbe soigneusement taillée, les cheveux noircis et l’épiderme basané, David, confortablement allongé dans son fauteuil, attendait que l’avion atterrisse. Il était maintenant maigre comme un loup. Trois mois de cohabitation avec la faim et le danger avaient eu raison des aimables arrondis qu’il avait acquis sur Île Un. Et il était plus alerte qu’un loup. Il avait appris à ne dormir que d’un œil.
Il se prit à penser fugitivement à Evelyn. Elle voulait que je fasse connaissance avec le monde réel, se rappela-t-il en considérant ses mains bistres, dures et calleuses. Je doute qu’elle ait vu la moitié de ce que j’ai vu, moi.
Bahjat, à côté de lui, s’était assoupie. Comme elle semblait fragile, vulnérable ! Ses longs cheveux noirs ruisselaient en cascade sur ses fines épaules. Ses lèvres charnues étaient entrouvertes.
Pourtant, nous sommes ennemis. Une fois à New York, elle me livrera à ses amis du F.R.P. Et je leur fausserai compagnie pour prendre contact avec le Gouvernement mondial.
Tous ces mois d’intimité et de périls partagés pendant lesquels ils avaient vécu ensemble, affronté la mort ensemble, c’était fini. Terminé. C’est à cause de cela qu’elle n’a pas voulu faire l’amour avec moi, cette nuit.
Et c’était à cause de cela qu’il aurait voulu faire l’amour avec elle.
L’appareil se posa enfin après avoir longtemps tourné en rond au-dessus de la chape de smog qui recouvrait New York. Bahjat sur ses talons, David se joignit aux passagers qui se dirigeaient vers la sortie en bavardant. Elle l’avait averti que des gens du F.R.P. seraient à l’aérogare et qu’ils le surveilleraient pour prévenir toute tentative de fuite.
Au moment où ils émergèrent du tube d’accès du terminal, il prit délibérément la main de la jeune fille. Elle le laissa faire.
Il n’y avait pas d’autres passagers en dehors des quelque soixante-dix personnes de leur vol. L’aérogare était crasseuse, jonchée de détritus. Derrière les fenêtres fêlées et barbouillées, on apercevait quelques avions au parking mais ils avaient l’air abandonnés, morts.
— Quand je pense au bon vieux temps ! soupira bruyamment le voyageur qui précédait David. La veille du Thanksgiving, c’était une vraie maison de fous !
— C’est un avantage, répondit le petit bout de femme qui était son épouse, pour le consoler. Comme ça, on n’a pas besoin de se démener dans la cohue.
Comme David et Bahjat n’avaient pas de bagages, ils sortirent sans hâte du terminal, toujours la main dans la main, traversèrent une route déserte et gagnèrent un gigantesque parking à moitié vide. Et encore, la plupart des voitures qui s’y trouvaient étaient visiblement des épaves : des tas de ferraille rouillée, dépourvues de roues, glaces brisées, capots béants.
Le soleil était un ovale rougeâtre à l’éclat débile presque au ras des toits de l’autre côté de l’autoroute. Il n’apportait aucune chaleur et le vent humide venu de la mer traversait le mince costume de David.
Un homme grisonnant au visage sillonné de rides surgit entre deux voitures à l’arrêt et héla Bahjat. Tous deux échangèrent quelques brèves paroles en arabe. L’homme conduisit le couple au fond de la vaste esplanade. Là, les véhicules paraissaient presque tous en état de marche. Bahjat avait lâché la main de David pour le suivre.
Il y avait des gardes armés dans cette section du parking et David remarqua deux jeunes gens à la peau sombre debout à côté d’une limousine cabossée. L’homme aux cheveux gris fit s’installer Bahjat à l’arrière et tint la portière pour que David prenne place à côté d’elle. Il ne monta pas. Les deux jeunes gens s’assirent à l’avant et il agita joyeusement le bras quand l’auto démarra.
— Le chauffeur sait où nous allons ? s’enquit David.
— Certainement, répondit Bahjat.
— Et vous ?
— Non, avoua-t-elle.
Il s’avéra que leur destination était un vieil édifice abandonné de Manhattan donnant sur un grand parc. David essaya de déchiffrer les vestiges des lettres qui ornaient la façade. Elles devaient correspondre au mot PLAZA. La voiture passa devant le bâtiment, tourna dans une rue et s’arrêta le long du trottoir.
Les deux garçons firent entrer sans mot dire Bahjat et David par une porte latérale. Toutes les fenêtres de l’hôtel étaient condamnées par des planches et des plaques de métal ébréchées remplaçaient les anciennes portes. Sur l’une d’elles était apposé un avis de mise aux enchères aux bords effilochés et gondolés.
Dans le hall régnait une agitation tout à la fois fébrile et ordonnée. Des gens allaient et venaient. Les voix bourdonnaient. Apparemment, chacun avait soit un pistolet à la ceinture, soit un fusil en bandoulière — parfois les deux. Il y avait des hommes et des femmes.
Une odeur de moisi imprégnait l’air. Tapis et tentures incrustés de la poussière accumulée au fil des années étaient grisâtres. Les rares meubles qui demeuraient encore étaient dissimulés sous des housses crasseuses.