Bowéto haussa les épaules.
— Eh bien, l’Assemblée élira un nouveau directeur.
Liu inclina à peine la tête d’un centimètre.
— Avez-vous réfléchi aux noms des éventuels candidats ?
Les yeux de l’Africain se rétrécirent.
— Un peu.
— Il serait peut-être… utile que nous passions en revue les possibilités pour nous entendre sur une seule et même personne, reprit doucement Liu. Si nous arrivions à un accord, vous et moi, nous parviendrions certainement à convaincre le gros de la délégation africaine et de la délégation asiatique de voter pour elle et elle serait selon toute probabilité notre prochain directeur.
Bowéto, l’air songeur, avala une gorgée de bière.
— Quels sont, selon vous, les candidatures les plus vraisemblables ?
Liu se permit un imperceptible sourire.
— Je crois que ni Williams ni Malékoff n’ont de chances. L’Assemblée redouterait que se rouvrent les vieilles plaies de la Guerre froide si elle élisait un Américain ou un Russe.
— Peut-être. Et al-Hachémi ?
— Je ne pense pas que le directoriat l’intéresse mais je peux me tromper. S’il se présentait aux suffrages de l’Assemblée, ce ne serait, à mon sens, qu’une simple manœuvre destinée à obtenir des concessions en échange du soutien qu’il apporterait à un autre candidat.
— Andersen ?
— Andersen est un administrateur compétent. Le bloc européen votera pour lui et les Américains aussi, si Williams n’est pas partant. Il est respecté, aimé même, par beaucoup de nos collègues.
— Mais vous ne souhaitez pas le voir occuper ce poste.
Ce n’était pas une question mais l’énoncé d’un fait.
— J’ai un autre candidat en tête.
— Qui ?
— Vous, bien sûr.
Les yeux de Bowéto se mirent à scintiller. Avec quelle facilité son visage trahit ses sentiments ! se dit Liu.
— Accepteriez-vous d’assumer cette responsabilité ?
— Le bloc asiatique voterait-il pour moi ? contra Bowéto.
— Je ferais de mon mieux pour qu’il en aille ainsi.
L’Africain porta à nouveau la chope à ses lèvres.
— Il faut que je réfléchisse, évidemment. C’est une éventualité à laquelle je n’avais jamais pensé.
Mais son visage hurlait : Oui, oui, oui !
— Mais tout cela, c’est pour l’avenir, reprit-il en reposant la chope presque vide sur la table. Qu’allons-nous faire en ce qui concerne les problèmes de l’heure auxquels nous sommes confrontés ? El Libertador…
— Al-Hachémi a négocié avec lui la libération des otages de la navette. Il suit l’affaire.
— Mais El Libertador était derrière l’insurrection sud-africaine. Et la fille du F.R.P. qui dirigeait le coup de main a pris la fuite. Il l’a sûrment aidée à s’évader. Et il accorde l’asile politique à ses complices !
— Ce n’est pas d’une importance majeure. Ce sont d’insignifiants rebelles qui ne comptent guère. Il faut impérativement que nous agissions sans ménager nos efforts pour que le directoriat passe des mains impotentes et séniles de De Paolo à celles d’un leader vigoureux et capable. Alors seulement nous pourrons nous occuper comme il convient des rebelles et des révolutionnaires.
Bowéto se renfrogna, puis il sourit.
— Je suppose que vous avez raison, dit-il.
Ils avançaient obstinément à travers la tempête et la pluie froide sur une route étroite, pleine de creux et de bosses, trempés jusqu’aux os. Le tonnerre les assourdissait et les éclairs qui fusaient comme des langues de serpents illuminaient fugitivement le paysage de leur aveuglante clarté bleue avant de s’évanouir dans les ténèbres.
David sentait Bahjat frissonner. Au bout de quelques kilomètres, il lui dit de s’arrêter sur le bas-côté. La pluie était si violente que l’on ne voyait quasiment rien au-delà du cercle de lumière que projetait le phare du cyclo.
— Il faut trouver un endroit pour nous mettre à l’abri, cria-t-il pour dominer le fracas du tonnerre.
Les cheveux de la jeune fille se plaquaient sur ses joues. Des gouttes ruisselaient de son nez et de son menton. Ses vêtements qui lui collaient au corps épousaient ses formes, dessinant son nombril, le bout de ses seins, ses côtes.
— Il n’y a rien par ici, lui répondit-elle. Et il ne faut pas s’arrêter. Ils nous rattraperaient.
— Pas par une tempête pareille.
— On ne peut pas s’arrêter, répéta-t-elle.
— Alors, laissez-moi au moins conduire.
David prit le guidon et Bahjat monta à son tour en croupe. Elle grelottait et claquait des dents. Penché en avant, David s’efforçait de distinguer la route derrière les nappes de pluie semblables à un mur.
C’était terrifiant et, en même temps, exaltant. Il avait lu des livres qui parlaient des tempêtes, il avait vu des enregistrements d’ouragans et de tornades. Mais, cette fois, c’était bien réel. La pluie glacée qui le cinglait l’obligeait à plisser les paupières qui n’étaient plus que deux fentes étroites. Le tonnerre était partout, effrayant, faisant trembler le sol. Les éclairs qui déchiraient l’obscurité lui lancinaient les nerfs.
Pas étonnant si nos ancêtres rendaient un culte aux éclairs et au tonnerre. Ils nous réduisent à l’insignifiance. Je suis une fourmi, une bactérie, une molécule en débandade. Leur puissance épouvante et incite à les adorer. Leur puissance et leur beauté. Ce sont des dieux, des divinités visibles infiniment plus grandes et plus puissantes que nous.
Puis son pragmatisme reprit le dessus et David s’inquiéta : dans l’immensité de cette pampa nue comme la main, sans un seul arbre, n’attireraient-ils pas la foudre ? Nous devrions faire halte et nous allonger au bord de la route le plus loin possible de cette bécane toute en métal.
Mais il continua de rouler tandis que Bahjat, secouée de frissons, se cramponnait à lui.
Enfin, la pluie cessa. Les nuages se dispersèrent, laissant apparaître un ciel d’une limpidité de cristal constellé d’étoiles. Comme la batterie ne pourrait pas tenir toute la nuit sans être rechargée, David commença à scruter l’étendue dans l’espoir de découvrir une bourgade, un hameau, une maison isolée, mais en vain. D’un horizon à l’autre, rien que les ténèbres.
L’aube était proche quand ils aperçurent finalement une bicoque perchée sur une hauteur à l’écart de la route. David braqua son guidon et se dirigea vers elle. La machine cahotait dans l’herbe. Ce fut le moment que la batterie choisit pour rendre l’âme et force lui fut de faire la dernière partie du voyage en pédalant — les dents serrées et les mollets douloureux.
— Mettez… la bécane à l’intérieur. Il ne faut pas… qu’on la voie… du haut des airs.
Une terrible lassitude perçait dans la voix de Bahjat et, dans la grisaille du jour qui pointait, son visage terreux trahissait son épuisement.
C’était une vieille cabane utilisée comme refuge par les vaqueros à une époque où il n’y avait ni hélicoptères ni électrocyclos. Apparemment, elle servait parfois aux campeurs de hasard car elle tenait encore debout et les murs de bois de l’unique pièce, s’ils avaient besoin d’être repeints, étaient étanches. Il y avait quatre couchettes et même quelques boîtes de conserve sur la planchette au-dessus de l’évier. La baraque avait été construite au-dessus d’un puits à en juger par l’antique pompe à main qui flanquait celle-ci.
Bahjat était agitée de tremblements incoercibles et dès qu’elle se fut allongée sur l’une des couchettes, elle se mit à tousser.