— Mais ce sera sa mort !
Bowéto haussa à nouveau les épaules.
Malekoff tira furieusement sur sa cigarette.
— Laissez-moi m’occuper de cela, laissa tomber son interlocuteur.
30
Le Gouvernement mondial nous promet un avenir enchanteur où tous les hommes seront frères. Mais les affamés du monde entier ne peuvent pas attendre demain. C’est aujourd’hui qu’ils ont faim. Déjà, les masses opprimées des États-Unis se dressent pour prendre ce qui leur revient légitimement.
Les quatre cinquièmes de la population de la Terre ont faim, souffrent de maladies, sont exclus de l’instruction et toute espérance leur est interdite. Ils ne veulent pas d’un Gouvernement mondial. Ils veulent du pain, la terre et du travail. C’est pour satisfaire ces exigences élémentaires qu’ils se battent.
Nous n’avons aucun besoin d’un Gouvernement mondial, cet énorme rempart bureaucratique destiné à protéger les riches des pauvres. Ce qu’il nous faut, ce sont de petits gouvernements, des nations distinctes qui entendent les cris du peuple.
Aux États-Unis, les pauvres ont pris les armes. Les pauvres se soulèveront aussi dans tous les autres pays. S’il faut un bain de sang pour secouer la tyrannie du Gouvernement mondial, eh bien, que coule le sang ! Les pauvres n’ont rien à perdre.
Le véritable centre nerveux de la machine militaire américaine, vibrant de toute son énergie électronique, était enfoui à plus de cent mètres de profondeur sous les salles souterraines croulantes de l’ancien Pentagone.
Depuis l’instauration du Gouvernement mondial et le désarmement stratégique subséquent, aucune force militaire nationale ne possédait plus d’armes de solution finale, nucléaires, biologiques ou chimiques. Les missions dévolues aux armées se réduisaient à la surveillance des frontières et au maintien de l’ordre et de la paix intérieure. La guerre était hors-la-loi et les moyens nécessaires à livrer des conflits en termes de mégamort avaient été confisqués par le G.M.
Mais la panoplie qui restait encore en service aurait réjoui le cœur de n’importe quel homme de guerre, de Gengis Khan au général George S. Patton : fusils, mitrailleuses, canons, tanks, pistolets, baïonnettes, bombardiers à réaction, napalm, vedettes rapides, fusées tactiques, lasers lourds antiblindage, perturbateurs soniques, stroboscopes capables de provoquer des crises d’épilepsie… la liste en était longue, très longue.
Mais l’outil le plus utile et le plus indispensable à la disposition des militaires était encore les communications. Des liaisons électroniques instantanées permettaient à l’assemblée des généraux et des colonels (et aux amiraux présents parmi eux, qui n’en revenaient pas de se trouver là) de savoir ce qui se passait et où.
Les quarante-huit États étaient figurés sur une carte électronique géante où scintillaient des témoins lumineux et des rapports de situation sous forme de voyants de couleurs correspondant à un code. Elle était si vaste que la tête du plus grand des hommes réunis dans le bunker — un tout jeune colonel mississippien qui avait été la grande vedette de l’équipe de basket de l’Académie militaire de West Point — ne dépassait pas la zone jaune représentant Los Angeles.
La quasi totalité de la surface de la carte était illuminée en rouge, signal de danger. Toutes les villes du Nord-Est, de Boston à Cincinnati, étaient également rouges. Chicago était noir : personne ne savait ce qui s’y passait, les liaisons avec la cité étaient interrompues depuis plusieurs heures. Même le réseau de satellites à « sécurité absolue » avait cessé de donner signe de vie.
— Je les avais pourtant avertis, répétait inlassablement un général à une étoile aux hommes et aux femmes crispés qui allaient et venaient dans l’immense bunker. Les rapports de mes services laissaient prévoir ce qui était en train de se préparer. Mais ils ne m’ont pas écouté.
Personne, non plus, n’écoutait ses doléances.
D’autres cartes, plus petites, ornaient un second mur. Hawaï, l’Alaska, Samoa et Porto-Rico. Les trois premiers de ces États étaient apparemment calmes. La rébellion ne les avait pas touchés. Mais Porto-Rico avait été abandonné un peu plus tôt dans la journée. La garnison avait été évacuée sur le New Jersey et l’île n’avait plus qu’à se débrouiller toute seule jusqu’à ce que l’ordre soit rétabli sur le continent.
C’était dans les grandes villes du Nord-Est que la situation était la plus grave, encore que les rapports fussent contradictoires et que Saint-Louis, Denver, Atlanta et Houston fussent la proie des flammes. Phœnix avait été submergé par des bandes hurlantes qui avaient mis à sac les foyers de retraite en l’espace d’une heure ou deux. Dallas-Fort Worth faisait face : les Texas Rangers, épaulés par une milice de volontaires puissamment armés, contre-attaquaient rue par rue.
Un calme insolite régnait à Miami ainsi que dans une bonne partie du Sud.
— Il n’empêche que ces satanés moricauds contrôlent les villes de la région, soupira l’un des amiraux qui n’avaient rien d’autre à faire qu’à suivre le déroulement des combats terrestres.
— Oui, et les réfugiés venus de celles qui sont attaquées vont y affluer, fit le colonel des services de renseignement. Les Noirs s’occuperont des leurs. Dans deux jours, nous allons avoir un « chemin de fer clandestin » à l’envers[1].
Quelques villes ne connaissaient aucun trouble. À Minneapolis, la situation était parfaitement normale à l’exception de quelques échauffourées dans le secteur de l’aéroport. Un blizzard inattendu en cette saison avait sauvé tous les États du nord du Midwest. Rien à signaler, non plus, à San Francisco en dehors d’une manifestation pacifique — et spontanée, affirmaient les organisateurs — de solidarité avec les groupes minoritaires qui se battaient dans le reste du pays.
Mais Boston, New York, Philadelphie, Detroit, Cleveland, Pittsburg, Indianapolis — toutes les vieilles cités industrielles moribondes — étaient le théâtre de violents affrontements. Washington même était investi, encore que les fantassins et les marines venus des bases entourant la capitale fédérale fussent déjà passés à la contre-offensive et reprissent les rues les unes après les autres. Mais la troupe était arrivée trop tard pour préserver la Maison-Blanche d’un second incendie et pour empêcher l’assassinat des représentants et des sénateurs qui n’étaient pas partis pour le week-end. Cependant, localement, la situation militaire évoluait de façon très favorable.
— La clé de voûte, c’est New York, dit le chef des états-majors combinés, un quatre étoiles que l’on n’avait jamais vu sans sa brochette de décorations au grand complet.
Il n’avait pas failli à la tradition. Alors que, dans le bunker, tout le monde était en bras de chemise (et même, parfois, manches roulées !), sa tunique était strictement boutonnée et son pli de pantalon irréprochable.
— Rappelez-vous les manuels, messieurs. (Le chef des états-majors combinés adressa un sourire sévère aux généraux et aux colonels au teint terreux qui l’entouraient.) Rappelez-vous comment le maréchal Joukov laissa les Allemands s’user et se faire massacrer dans les rues de Stalingrad pendant qu’il rassemblait ses forces en vue d’une contre-attaque massive à l’extérieur de la ville. Rappelez-vous comment il a cerné et annihilé l’armée Von Paulus. Eh bien, c’est ce que nous allons faire à New York.