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Sur la rive opposée, les falaises du New Jersey étaient obscures. David, debout au bord du fleuve, s’efforçait de discerner une trace de vie sur les quais mais en vain. Il n’y avait rien. Pas une lumière, pas un son excepté le friselis des vagues qui léchaient les appontements pourrissants. Rien ne bougeait. Seules les nappes de fumée des incendies lointains ternissaient la limpidité de la nuit.

Bahjat tendit le bras.

— C’est ça, vos bateaux ? chuchota-t-elle.

Une demi-douzaine de rafiots décrépits et délabrés étaient amarrés quelques centaines de mètres en aval. Presque tous donnaient l’impression d’être soudés à la vase du fond. Seuls les cabines et les mâts pointaient au-dessus de la surface.

Mais celui du bout…

— Venez !

David prit Bahjat par la main et tous deux s’élancèrent ventre à terre.

Un cabin cruiser qui n’était plus de la première jeunesse oscillait majestueusement au gré des vagues. David avait l’impression que l’objet massif qui se hérissait à sa poupe et que masquait une bâche goudronnée était un moteur.

Il sauta sur le pont de l’embarcation et se retourna pour aider Bahjat à le rejoindre d’un bond ailé.

— Vous savez piloter ce genre de bateau ? lui demanda-t-elle.

— Euh… non. Je n’avais pas pensé…

— Ne vous en faites pas, fit-elle alors en souriant. Moi, je sais.

Elle le poussa dans le cockpit et tous deux s’abîmèrent dans la contemplation des boutons et des manettes alignés au-dessus de la minuscule roue.

Soudain, l’écoutille encastrée dans le plancher s’ouvrit bruyamment et un homme en émergea. Jamais David n’avait vu pareil colosse. C’était un Noir, une véritable montagne de chair, dont les poings avaient les dimensions de ballons de football.

— Qu’est-ce que vous foutez sur mon bateau ? rugit Leo.

31

On était au centre d’instruction quand l’insurrection a éclaté à Houston. Nous n’étions plus que onze alors que, au début, la classe comptait soixante élèves.

Le centre d’instruction — le vieil institut Johnson qui remonte à l’époque de la NASA — n’était pas sous la menace des guérilleros mais comme les combats faisaient rage aussi bien à Galveston qu’à Houston, les responsables ont décidé de nous évacuer sur la station Alpha le plus vite possible.

Les autorités ne nous ont d’ailleurs pas laissé le choix. D’un seul coup, une stricte discipline militaire nous a été imposée. Tous les onze, nous avons rejoint au pas cadencé la navette qui nous attendait à l’aérodrome et nous nous y sommes engouffrés. Du côté de Houston, le ciel était noir de fumée.

Et on a décollé comme ça, sans explications. Enfin, j’étais à côté de Ruth, c’était déjà cela. Tout le monde se demandait ce qui se passait et si les combats continuaient, chez nous.

Journal intime de William Palmquist.

La chambre d’Emanuel De Paolo avait été transformée en bloc cardiovasculaire d’urgence. Elle était d’une austérité toute monacale. De Paolo n’aimait pas le faste et la fatuité n’était pas son genre. Sur le bureau trônait maintenant une valise électronique de métal gris équipée d’un oscilloscope qui enregistrait fidèlement les battements de cœur de plus en plus faibles du directeur du Gouvernement mondial. D’autres consoles bouchaient l’unique fenêtre. Le lit lui-même était entouré d’appareils d’assistance mécanique, d’écrans de contrôle, de flacons et de tuyaux qui s’enfonçaient dans le corps du vieil homme au visage cireux.

Son secrétaire était debout devant la porte — il n’osait pas faire un pas de plus. Les seuls bruits qui brisaient le silence de la chambre étaient le bourdonnement des accessoires électroniques et le halètement du petit moteur électrique auquel était couplée la pompe sanguine auxiliaire que le chirurgien avait implantée sur l’aorte du patient.

Mais, malgré tous les traitements, la condition de celui-ci ne s’améliorait pas.

— Il est vieux, chuchotaient les gens quand ils étaient sûrs d’être assez loin pour qu’il ne puisse pas les entendre.

— Que peut-on espérer ?

Cela sonnait comme une notice nécrologique.

Bowéto avait demandé avec insistance à parler au directeur et, les unes après les autres, les lignes de défense que les collaborateurs immédiats de De Paolo avaient mises en place pour protéger leur patron avaient cédé face à la détermination de l’Africain musclé. Il était parvenu à forcer la porte du domicile personnel du malade mais, là, il avait été tenu en échec par le secrétaire éthiopien qui constituait l’ultime rempart. Rien, ni les promesses ni les menaces, n’avait pu le fléchir. Bowéto avait eu beau évoquer la gravité de la situation, l’importance des fonctions qu’il occupait au Conseil, la carrière future de l’Éthiopien, il s’était heurté à un mur. Le secrétaire était aussi inamovible qu’un rocher.

Mais il fallait que le directeur soit mis au courant. Cela, tout au moins, était clair et le jeune homme avait finalement accepté, bien à contrecœur, de jouer lui-même le rôle de messager.

Il tenait à la main un décret officiel auquel manquait seulement la signature du directeur. Et l’Éthiopien savait que ce document serait la sentence de mort du vieillard.

Les paupières de De Paolo frémirent quand il s’approcha à pas lents de son lit.

— Je dormais, murmura le directeur. Je rêvais… de mes parents. (Sa voix était presque un soupir.) Je n’avais pas pensé à eux… depuis des décennies.

L’Éthiopien hésitait, planté devant le lit.

— Quelle heure est-il ?

— Très tôt, monsieur. Le jour est à peine levé.

L’espace d’un instant, le regard de De Paolo recouvra son intensité coutumière.

— Vous êtes resté debout toute la nuit, n’est-ce pas ? Que se passe-t-il ? Quelle catastrophe ?

Sur l’oscilloscope, les battements du cœur s’accéléraient. Ils étaient en dents de scie alors que les crêtes auraient dû être arrondies.

— Une rébellion, répondit le secrétaire dans un souffle. Fomentée par le Front révolutionnaire des peuples.

— Où ça ?

— En Amérique du Nord. Presque toutes les grandes villes sont touchées.

— On se bat ?

— Oui. Des combats de rues. Le gouvernement américain ne peut pas redresser la situation à lui seul. On a même signalé des cas de mutinerie dans les rangs de l’armée.

— Santa Maria !

— Nous devons être prêts à passer à l’action. Le Conseil a adopté un décret autorisant l’année mondiale à intervenir. Votre contreseing est nécessaire.

— Les Américains ont-ils réclamé notre aide ?

Une plainte suraiguë jaillit des appareillages électroniques. Les rythmes cardiaques et respiratoires du patient avaient tous dépassé le seuil critique. La pompe auxiliaire tournait à son régime maximum.

— Pas encore, monsieur. Ils ont fait appel aux Canadiens mais le Gouvernement mondial n’a toujours rien reçu.

De Paolo, maintenant, haletait. La porte de la chambre s’ouvrit soudain et une femme médecin entra, l’air furieux.

— Le Conseil veut avoir sous le coude un ordre permanent l’habilitant à prendre toutes initiatives qui s’imposeraient éventuellement.

Le médecin fit quelques pas à l’intérieur de la pièce mais De Paolo l’arrêta d’un geste de sa main diaphane.