— Un moment, je vous prie, senora. Rien qu’un moment.
— Un moment… Après, il sera peut-être déjà trop tard, rétorqua la doctoresse sur un ton sec.
De Paolo, faisant mine de l’ignorer, se tourna vers son secrétaire.
— Quel est le membre du Conseil qui veut que je le couvre de mon autorité ?
— Bowéto. Malekoff et Liu l’appuient.
— Et l’Américain… Williams ?
— Il n’est pas d’accord.
— Évidemment ! Personne ne désire voir des troupes étrangères sur son sol national quelle que soit l’urgence de la situation.
C’est maintenant que cela va être le plus difficile, se dit le secrétaire.
— J’ai bien peur, monsieur, qu’il ne faille abonder dans le sens de Bowéto et des deux autres. Le Conseil doit être autorisé à agir, même si vous êtes frappé d’incapacité.
Un spasme de souffrance convulsa les traits de De Paolo.
— Ou… mort ? bégaya-t-il.
La doctoresse se précipita. L’Éthiopien, redoutant de ne pouvoir contrôler sa voix, garda le silence. Ses yeux étaient brouillés par les larmes.
— Vous avez raison, mon petit, comme toujours, reprit le directeur tandis que le médecin enfonçait une aiguille dans son bras décharné. Donnez-moi ce document.
Le décret était agrafé à une planchette. Le secrétaire glissa un stylo entre les doigts du vieil homme qui y apposa un paraphe tremblé d’une main faible. Puis sa tête retomba sur l’oreiller.
— C’est fini, murmura-t-il.
Il ferma les yeux et, tous en chœur, les appareils de contrôle entonnèrent le même hymne funèbre.
La doctoresse repoussa l’Éthiopien et cria dans le communicateur mural :
— L’équipe de réanimation… Vite !
Le secrétaire savait que c’était inutile. Il sortit. La planchette du document lui faisait l’effet d’être en plomb. Dans la petite bibliothèque attenante à la chambre, il croisa l’équipe de réanimation qui arrivait en hâte avec tout un matériel qui ne servirait à rien. Bowéto attendait en compagnie de quelques membres de l’entourage du directeur dans le salon où le soleil matinal entrait à flots.
— Voici, dit l’Éthiopien en lui tendant le décret signé.
Une femme dont le visage était aussi défait que le sien lui demanda :
— Est-ce que… est-ce qu’il…
— Il est mort, confirma le secrétaire. (Se tournant vers Bowéto qui faisait de son mieux pour arborer une mine de circonstance, il ajouta :) Il va falloir que le Conseil élise un nouveau directeur… et agrée son secrétariat.
Et, sans un mot de plus, le jeune homme sortit sur le balcon. Il entendait des sanglots — et ce n’étaient pas seulement les femmes qui pleuraient. Cinquante étages plus bas, Messine commençait à se réveiller, Messine se préparait à entamer une nouvelle journée.
À nouveau, ses yeux étaient embués. Enfin, il remplit ses poumons de l’air pur de la Sicile au parfum de vin, enjamba la balustrade et se laissa tomber dans l’éternité.
— Les voilà qui reviennent.
Lacey faillit éclater de rire. Le Holland Tunnel commençait à avoir une odeur de décharge publique. Des cadavres s’y entassaient un peu partout. De culs-blancs, pour la plupart. Toute la nuit, les autres tordus avaient essayé de s’y infiltrer pour se répandre dans Manhattan.
Et ils s’étaient fait massacrer, c’était tout ce qu’ils avaient gagné.
Lacey tenait l’entrée de Manhattan avec une poignée de Noirs. Ils avaient élevé une barricade avec des voitures et des camions retournés derrière laquelle ils avaient disposé leurs mitrailleuses et leurs fusils automatiques.
Les culs-blancs qui s’étaient aventurés jusque-là avaient été taillés en pièces. C’étaient surtout des civils. Dont quelques gardes nationaux en uniforme vert, casqués. Ils étaient venus à bord de bagnoles et avaient à plusieurs reprises essayé de forcer la barricade avec des camions. Ils avaient seulement réussi à la renforcer, à la faire encore plus haute et à la rendre plus difficile à franchir.
Lacey, debout entre deux autos roues en l’air, se retourna. La lune éclairait les rues silencieuses de Manhattan. Il avait envoyé un groupe de jeunots chercher des munitions, histoire d’être paré si jamais les culs-blancs du New Jersey faisaient une nouvelle tentative et il y avait plus d’une heure qu’ils étaient partis. Pendant tout ce temps, le calme avait régné. Mais plus maintenant.
— Les voilà qui reviennent.
Le sourd grondement des poids lourds ferraillants qui progressaient dans le tunnel parvenait aux oreilles de Lacey.
Mais il n’avait pas remarqué le bourdonnement quasi imperceptible des chasseurs-bombardiers qui approchaient à haute altitude. Au clair de lune, c’était très joli, le fin sillage blanc qu’ils traçaient dans le ciel sans nuages.
— Putain de merde ! Regardez-moi ça !
Les culs-blancs s’amenaient avec d’énormes engins peints en orange — des chasse-neige, des bulldozers, des pelleteuses. Les deux hommes qui ouvraient la marche étaient si gros qu’ils avaient toutes les peines du monde à avancer de front à l’intérieur du tunnel. Et il y en avait d’autres derrière. On aurait dit des chars d’assaut. Ils lançaient en avant leurs massives lames d’acier semblables aux poings d’un boxeur qui tâte l’adversaire. Les premières salves qui les accueillirent ne leur firent ni chaud ni froid.
Lacey avait l’impression qu’ils se dirigeaient droit sur lui.
— Ne gaspillez pas les balles ! cria-t-il après avoir avalé sa salive. Montez sur le terre-plein et attaquez-les par le flanc !
Le vacarme des détonations était assourdissant et l’odeur âcre de la cordite agaçait les narines. Les soldats, couchés sur le toit de la cabine des bulls, ripostaient. Deux mômes s’élancèrent sur le terre-plein d’où des flics moroses surveillaient autrefois la circulation dans le tunnel, descendirent un militaire et lancèrent une paire de cocktails Molotov sur le bulldozer le plus proche.
L’essence enflammée se répandit sur le toit de la cabine. On entendait les hurlements du chauffeur qui dominaient l’écho des coups de feu mais l’engin en flammes continuait d’avancer.
Il entra en collision avec la barricade au moment où le chasse-neige qui roulait de conserve avec lui heurtait de son côté le glacis de camions et de voitures qui bloquait le passage. Et la barricade commença à glisser en arrière, lentement et d’un seul bloc.
— Revenez ! s’époumona Lacey. Les conducteurs ! Dégringolez les conducteurs !
Les autres gars, coincés entre les véhicules enchevêtrés que les engins repoussaient pesamment, étaient en train de se faire broyer. Lacey battit en retraite sans cesser de tirer, l’arme à la hanche, mais sans aucun effet. La monstrueuse muraille de ferraille se rabattait sur lui, mètre par mètre.
Là-haut, dans le ciel, les bombardiers après avoir décrit un cercle autour de la ville commençaient à lâcher leurs noirs containers. Les œufs de métal explosaient à une altitude prédéterminée, véritables bouquets de feu d’artifice répandant sur Manhattan une pluie de minuscules paillettes d’or. Quand leurs soutes furent vides, les appareils opérèrent leur conversion comme à la parade et mirent le cap sur leurs bases de départ.
Les flocons dorés tombant en avalanche du ciel limpide s’abattirent sur les rues et les toits, sur les auvents et les terrains vagues, sur les épaves de voitures, les édifices bombardés, les cadavres qui jonchaient les trottoirs. Pendant près d’une minute, rien ne se passa. Ce n’était qu’une poudre d’or scintillant sous la lune.
Et puis, chacun de ces fragments entra en action selon le programme prévu. La plupart d’entre eux laissèrent simplement échapper un gaz toxique qui, réagissant sur les muqueuses nasales, provoquait chez ceux qui le respiraient des nausées et des vertiges épouvantables. D’autres, qui étaient des émetteurs microminiaturisés, engendraient des ondes à fréquence ultra-basse interférant avec les impulsions électriques du système nerveux humain. Quiconque se trouvait dans un rayon de cinquante mètres risquait d’être pris d’une crise para-éliptoïdique. Pendant les tests, des sujets s’étaient tranché la langue à coups de dents et fracturé les articulations dans leurs convulsions spasmodiques. Quelques-uns étaient morts d’étouffement et plusieurs souffraient depuis de lésions cérébrales irréversibles.