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Lacey et son groupe reculèrent devant l’inexorable poussée des bulldozers et des chasse-neige. La barricade improvisée se désagrégeait avec force grincements, craquements et crissements. Lentement elle était chassée du tunnel. Les jeunes Noirs s’égaillèrent lorsque les engins en émergèrent.

Mais ils n’allèrent pas loin.

Se déployant en arc de cercle, ils se laissèrent tomber à genoux ou adoptèrent la position du tireur couché et se mirent à arroser les monstres mécaniques d’un feu nourri qui faisait voler leurs glaces en éclats et expédiait comme rien leurs conducteurs ad patres. Les soldats allongés sur le toit des cabines ou embusqués derrière elles étaient des cibles faciles que ce tir croisé ne manquait pas et la ligne des tracteurs commença à hésiter. L’un après l’autre, ils entrèrent en collision avec les bâtiments qui bordaient la place ou s’immobilisèrent en sifflant et en grondant.

Mais les hommes à pied qui les suivaient rendaient coup pour coup. Ils avaient des fusils de chasse, de vieilles sulfateuses, des carabines, des pistolets — tout ce sur quoi ils avaient pu mettre la main.

Et tandis que la bataille faisait rage, il se mit soudain à neiger. Il neige ? s’étonna Lacey à la vue des flocons dorés qui tombaient du ciel.

Quelques instants plus tard, la place était noyée sous le gaz jaunâtre qui jaillissait du sol, des voitures, des cabines des bulls. Les hommes étaient animés de mouvements convulsionnaires, on aurait dit des chiens enragés. Ils ne pensaient plus à tirer. Ils toussaient, ils étouffaient, leurs membres se disloquaient, ils étaient pris de la danse de Saint-Guy.

Lacey avait envie de vomir. Tout était brouillé. Il avait la tête qui tournait. Il s’écroula à genoux. Il se morigéna : Faut y aller, à la riflette ! Y faut ! Il tâtonna à la recherche de son fusil d’assaut, le récupéra et le serra de toutes ses forces. Contrairement aux autres qui dansaient comme des marionnettes en folie, il n’éprouvait rien de plus que des nausées. Et il avait les jambes en coton. Une sueur glacée perlait à son front. Il regarda autour de lui.

La plupart de ses compagnons étaient hors de combat. La bataille était terminée. Presque tous les gars avaient l’air comateux ou dingues. Juste deux types…

— Eh, le moricaud !

Lacey se retourna mais il trébucha. Quand il s’effondra, il vit juste un fusil de chasse à double canon pointé droit sur lui. Et il vit les flammes jaillir quand le tireur appuya sur les deux détentes en même temps.

Ce fut la dernière image qu’il enregistra.

— Qu’est-ce que vous foutez sur mon bateau ? rugit Leo.

David sortit son pistolet et le braqua sur le colosse à la peau noire. L’arme était ridiculement petite dans son poing.

— On essaie de s’enfuir.

— Pas avec mon bateau.

Leo, menaçant, fit un pas en direction de David. Il était si grand qu’il dut se courber pour ne pas se cogner la tête contre l’auvent du cockpit.

— Attends ! lança sèchement Bahjat. Tu es Leo, le chef du groupe F.R.P. de New York ?

Le Noir se retourna et la toisa.

— Ouais. Et toi, qui t’es ?

— Shéhérazade.

Dans l’obscurité il n’était pas possible de déchiffrer l’expression de Leo. Mais ce fut d’une voix radoucie qu’il répéta :

— Shéhérazade ? En principe, tu devrais te trouver au Plaza. Pourquoi que tu n’y es pas restée ? Mes gars t’auraient prise en charge.

— Elle est ma prisonnière, fit David. Et vous aussi.

Leo exhala un ricanement gargouillant qui se mua en feulement.

— Moi, je suis ton prisonnier ? Sans blague ? À cause de cette malheureuse pétoire de quatre sous ? Tu pourrais me tirer dessus toute la nuit avec ta quincaillerie, ça ne me ferait ni chaud ni froid.

— Avec moi, le bluff ne prend pas.

Le rire de Leo mourut.

— D’acc’. Je laisse tomber le bluff. Mais qu’est-ce que tu vas faire des deux mecs qui sont prêts à te flinguer ?

David jeta vivement un coup d’œil derrière son épaule. C’était vrai. Deux jeunes Noirs secs et noueux le tenaient en respect, le pistolet braqué sur sa tête. Avec ton soupir résigné, il rendit son arme à Bahjat.

— J’ai l’impression que je suis à nouveau votre prisonnier.

— C’est également la mienne. (Elle fit face à Leo.) Qu’est-ce que tu fais là au lieu d’être à ton P.C. ? Tu files ?

— Mes arrières sont assurés. Y a un petit labo tout ce qu’il y a de choucard dans le nord de l’État. Juste au bord du fleuve. Personne n’aura l’idée d’aller y chercher des guérilleros.

— Quand pars-tu ?

Leo haussa ses épaisses épaules.

— Quand les culs-blancs passeront à la contre-offensive. On ne peut rien faire contre l’armée, je le sais. Lorsqu’ils livreront l’assaut, moi, je me calte.

— Et vous vous sauverez en laissant vos troupes faire le coup de feu et mourir ? s’exclama David.

— Dame ! Des hommes, on en aura toujours en pagaille. C’est pas difficile. Mais faut protéger les chefs. Eux, on peut pas les remplacer.

— Mais… (David désigna la ville enténébrée d’un geste circulaire.) À quoi bon tout cela ? Les massacres, la terreur, les destructions… pour quoi faire ?

— Pour montrer aux culs-blancs qu’ils l’ont dans le baba. Qu’on est capable de foutre tout le pays en l’air s’ils ne mettent pas les pouces.

— C’est une révolution, renchérit Bahjat. Une vraie révolution. À quoi ont servi les batailles de Bunker Hill, de Lexington ou de Concord pendant la Révolution américaine ?

— La première Révolution américaine, rectifia Leo. Vous êtes en train d’assister au coup d’envoi de la seconde.

David se laissa choir sur un banc revêtu de plastique.

— C’est absurde ! Vous tuez les Blancs et les Blancs feront venir leur armée pour tuer les Noirs.

— Exact. Et, à ce moment-là, tous les non-Blancs des États-Unis devront choisir leur camp. Et ils seront tous de notre côté parce qu’il n’y aura pas d’autre choix.

— L’armée américaine est elle-même non blanche dans son écrasante majorité, n’est-ce pas ? demanda Bahjat.

— Ouais. Et qu’est-ce qu’ils penseront, les bidasses, quand on leur donnera l’ordre de nettoyer des quartiers entiers ?

David se sentait dépassé.

— Du sang. Toujours du sang, toujours davantage de sang ! Il y a sûrement une meilleure solution.

— Il faut arroser de temps en temps l’arbre de la liberté avec le sang des tyrans et des patriotes, répliqua Bahjat. C’est Thomas Jefferson qui l’a dit.

— Il a dit aussi que tous les hommes ont été créés égaux — pas seulement les culs-blancs, ajouta Leo.

— Vous n’édifierez pas un monde meilleur en détruisant celui que vous avez. Par quoi le remplacerez-vous ?

— On s’occupera de ça quand le moment sera venu, grommela le grand Noir.