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— Il est venu, insista David.

— Eh, regardez, s’écria l’un des jeunes debout à l’arrière du bateau. Des avions !

Leo passa devant David et Bahjat pour sortir de la cabine. La jeune fille le suivit. Le garçon se retourna, et, le coude posé sur le plat-bord, il scruta le ciel. Des sillages d’argent semblables à des panaches de plumes y traçaient leurs arabesques. David compta cinq groupes de douze appareils. Soixante en tout.

— Mettez le moteur en marche ! ordonna Leo.

— Y a rien à craindre, fit l’un des jeunots. Ils sont trop haut.

— S’ils sont là, c’est mauvais signe. Je ne sais pas ce qu’ils veulent faire mais, une chose, en tout cas, est certaine : New York va en prendre un sacré coup. Faut les mettre tout de suite. En avant toute !

Quelques minutes plus tard une impalpable poussière dorée commença à tomber du ciel mais le cabin cruiser, la proue hors de l’eau, filait si vite qu’elle se dispersait avant de l’atteindre. L’avalanche d’or ne tarda pas à cesser et Leo autorisa le gars qui tenait la barre à réduire les gaz.

Quand ils longèrent la ville plongée dans la nuit, ils virent les rues engorgées de vapeurs d’un gris verdâtre. Leo porta une paire de jumelles à ses yeux. De longues minutes s’écoulèrent en silence, puis, toujours sans un mot, il les tendit à Bahjat.

Le spectacle arracha à la jeune femme une exclamation étranglée et elle dit quelque chose en arabe.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit David.

Elle lui passa les jumelles. Tout d’abord, il ne vit pas grand-chose mais quand il eut saisi le truc pour les tenir solidement sans être gêné par les foucades du bateau, il commença à distinguer des silhouettes au milieu des tentacules de gaz tourbillonnant. Qui trébuchaient, qui s’écroulaient, se tordaient dans des convulsions spasmodiques. Où qu’il portât ses regards, dans les rues, dans la zone verte qui longeait la rive, ce n’était que chaos. Les gens qui s’étaient réfugiés sur les toits pour échapper aux exactions des guérilleros se griffaient au sang en se démenant dans l’espoir de se dégager de ces gaz et de Dieu sait quoi qui les transformait en convulsionnaires épileptiques. Quelqu’un se jeta dans le vide et David le vit tomber en tournoyant et en hurlant d’une hauteur de vingt étages.

Il rendit les jumelles à Leo qui leva imperceptiblement le menton vers le ciel.

— Et ils prétendent aider les culs-blancs, fit-il d’une voix caverneuse où perçait une ombre de tristesse. Ils se foutent éperdument de tuer les leurs pour nous liquider. Ce qui prouve que la situation n’est pas si tocarde que ça.

32

Ça a été le jour le plus étrange, le plus triste et le plus merveilleux de mon existence !Les instructeurs nous ont réunis dans une salle de conférences de la Station Alpha et, là, ils nous ont annoncé que notre entraînement pour Île Un était quasiment terminé et qu’on partirait pour la colonie dès qu’elle aurait envoyé une navette pour nous prendre. Finis les amphis, finis les tests. On avait réussi !On nous a autorisés à vidéophoner chez nous. J’ai eu papa et maman sans problèmes. Tout était calme dans le Minnesota — pour une fois, le mauvais temps servait à quelque chose. Ruth n’a obtenu la communication avec la Californie qu’au bout de plusieurs heures. La Société lui a finalement donné une ligne spéciale à priorité plus-plus. Ses parents sont sains et saufs mais leur maison a brûlé de fond en comble. On les avait hébergés dans une caserne.

Trois élèves ont demandé à rentrer chez eux. Ils ne voulaient pas aller sur Île Un alors que leurs familles étaient en danger, ce qui fait que nous ne sommes plus que huit sur les soixante qu’on était au début du stage, il y a quelques mois.

J’ai parlé d’Île Un avec Ruth. Brusquement je me suis entendu dire qu’il fallait qu’on se marie, comme ça on pourrait vivre ensemble à la colonie, il n’y aurait pas d’histoires. Et elle a dit oui ! Alors, on est allé à la chapelle, sous le niveau 1 (gravité terrienne 100 %), pour la cérémonie. Deux de nos camarades nous ont servi de témoins et papa et maman y ont assisté par vidéophone. Nous n’avons pas pu joindre les parents de Ruth mais les miens ont promis de leur envoyer le bobinot.

Hier, ça a été notre lune de miel. Sur le niveau 6 (presque sous gravité nulle… youpee !).Et, aujourd’hui, on part pour Île Un commencer notre nouvelle vie. Comme mari et femme.

Journal intime de William Palmquist.

Hamoud faisait nerveusement les cent pas sur le quai peint en blanc. Il portait les vêtements que les militants de la section locale du F.R.P. lui avaient donnés : un bermuda et une chemise bouffante bariolée ornée d’un chiffre, parodie d’une tenue de sport — c’était la mode qui faisait fureur dans la jeunesse américaine. Il se sentait ridicule, attifé de la sorte, mais il se consolait en se disant que c’était un camouflage nécessaire.

Le laboratoire de recherches était installé en haut de la colline qui dominait le fleuve. Personne ne se doutait que c’était maintenant un quartier général du Front. Les entreprises Garrison avaient officiellement fermé l’établissement et mis le personnel en congé avec solde sine die. Tout le monde était rentré chez soi, s’était barricadé dans sa résidence suburbaine, l’angoisse au cœur, prêt à défendre sa famille et ses biens à Nyack, à Tarrytown ou à Peekskill. Le fusil sur les genoux, les techniciens regardaient, horrifiés, les villes brûler et les gens mourir sur l’écran de leur télévision en rendant grâce à Dieu et aux entreprises Garrison : le ciel soit loué, ils n’habitaient pas en ville. Mais tous se demandaient s’ils étaient suffisamment loin.

Il faisait gris, les nuages étaient bas et le vent qui venait du fleuve était humide et froid. Hamoud, frissonnant, tous les sens à l’affût, essayait de faire se matérialiser le bateau qu’il attendait, comme un fakir qui charme un cobra enroulé dans son panier d’osier.

Il savait que Bahjat était à bord. Le message radio qu’il avait reçu au cours de la nuit était codé mais parfaitement précis. Shéhérazade était en route ; elle venait le retrouver, en compagnie de Leo, le chef du groupe de New York. Et elle lui apportait un cadeau précieux. Un prisonnier. L’homme d’Île Un.

C’était un trésor inestimable que le transfuge de la colonie spatiale. Il connaissait Île Un comme sa poche. Son fonctionnement, son système de sécurité, ses points faibles. Une mine d’informations, ce garçon. Et le laboratoire était l’endroit idéal pour lui arracher les renseignements qu’il détenait. Après ? Hamoud haussa intérieurement les épaules. Les prisonniers qui ont cessé d’avoir de la valeur ne font pas de vieux os.

Evelyn surveillait le fleuve. Elle guettait le bateau, elle aussi.

Plantée devant la fenêtre d’un des bureaux du labo, elle contemplait le ciel gris, l’eau grise. Même les conifères de l’autre côté de l’Hudson paraissaient gris et cadavériques sous le moutonnement des nuages bas.

Pourquoi suis-je dans un état pareil ? se demandait-elle. Ses poings étaient noués, ses paumes moites. L’impression d’être vide à l’intérieur. Au fond d’elle-même, elle pressentait que quelque chose de néfaste, de très néfaste se préparait.

Elle voyait Hamoud arpenter le quai comme un petit garçon dévoré d’impatience. Depuis qu’ils étaient arrivés au laboratoire, la veille au soir, il ne faisait plus attention à elle. Peu démonstratif à l’état normal, souvent hargneux, il était sur des charbons ardents depuis qu’il avait reçu le message annonçant que Shéhérazade était en chemin.

Il est amoureux d’elle. Amoureux fou.