Eh bien, c’était parfait ! Evelyn était bien contente qu’il lui préférât Shéhérazade. Et David était également sur le bateau. Cette prémonition d’un danger mortel qui ne la quittait pas était liée à David. Et Evelyn aurait voulu qu’il fût ailleurs, n’importe où, du moment que ce soit loin de Hamoud.
Le bureau était exigu. Une table, des étagères à vidéogrammes, un tableau noir, c’était à peu près tout. Elle avait dormi quelques heures — mal — par terre dans le sac de couchage que les frontistes locaux lui avaient apporté. Un sac de couchage d’un abominable bleu cru. D’autant plus abominable qu’il jurait avec les murs vert tilleul et la moquette gris perle. Qui était si poussiéreuse que, chaque fois que le sommeil avait eu raison d’elle, Evelyn s’était réveillée en toussant.
Des photos en couleur encadrées représentant une femme et deux petits enfants étaient posées sur le bureau. La moitié du tableau était un fouillis d’équations incompréhensible, le reste avait été effacé à l’aide d’une petite éponge de plastique graisseuse.
La cafétéria du labo était évidemment fermée mais les militants du Front avaient apporté des sandwiches spongieux et du café froid qui sentait le rance. Evelyn n’avait rien pu avaler. Elle avait repris sa faction derrière la fenêtre pour surveiller Hamoud qui surveillait le fleuve.
— Alors, ça te plaît de vivre dans un paradis des Tropiques ? demanda Garrison à Arlène.
Ils étaient sur la terrasse d’un gracieux bungalow niché au milieu de la jungle luxuriante du cylindre B. Des oiseaux pépiaient ou poussaient des cris aigres dans l’éclatante lumière du soleil. Un petit ruisseau au courant rapide bouillonnait à quelque distance.
— Évidemment, ça change du Texas. Et je crois que je ne m’habituerai jamais à voir le sol s’incurver au-dessus de moi.
— Mais si, si. Tu vas mener une existence de princesse, ici. Une vraie prêtresse de la jungle !
Arlène sourit et Garrison reprit :
— Moi, je pourrais passer mes journées entières à ne rien faire d’autre que me rincer l’œil. L’œuvre de toute une vie ! Cette fois, ça y est, j’y suis. Jusqu’à la fin de mes jours, coco. Tranquille comme Baptiste et chez moi… enfin.
— Le Dr Cobb a rappelé il y a une demi heure. Il dit qu’il faut absolument qu’il vous parle de…
— Laisse-le se calmer, l’interrompit sèchement Garrison. Les émeutes aux États-Unis lui mettent la tête à l’envers. Il semble qu’il y en a aussi d’autres qui ont éclaté ailleurs par solidarité. Tokyo a méchamment trinqué.
— Il faudra bien que vous le voyiez tôt ou tard, insista Arlène.
Garrison fit pivoter son motofauteuil pour lui faire face.
— Je n’aime pas que tu emploies ce ton de maîtresse d’école, ma petite. (Mais il souriait.) Viens, on va redescendre, histoire de voir ce qui se passe à Houston.
Elle le suivit jusqu’à l’ascenseur et ils se retrouvèrent en un clin d’œil au niveau bureau. Les larges baies étaient dépourvues de vitres et les oiseaux pouvaient entrer et sortir tout à loisir. Les fauteuils et les chaises-longues étaient distribués sur le sol herbu avec une désinvolture calculée qui sentait son décorateur d’intérieur et l’ambiance générale évoquait beaucoup plus Tahiti que le Texas. Mais, dans un coin, derrière un écran de verre fumé qui rejoignait le plafond, se dissimulait la complexe structure électronique d’une vidéo holographique.
Arlène s’assit dans un fauteuil à sangles à côté de Garrison. Sa jupe à fleurs fendue jusqu’à la hanche s’écarta, révélant ses jambes longues et bronzées.
Mais Garrison n’avait d’yeux que pour l’écran tridimensionnel, il ne voyait que les ruines fumantes de Houston. La ville ressemblait à un abattoir — les immeubles éventrés ou soufflés, les rues disparaissaient sous les décombres et les cadavres. Même la Tour Garrison avait été attaquée. Les étages inférieurs étaient carbonisés et noircis, il n’y avait pas une seule fenêtre intacte. Sur le parking désert aménagé sous le building un énorme tank était tapi, son interminable canon légèrement pointé vers le bas comme s’il avait honte de ce qu’il avait fait.
— J’avais pensé que ça serait pire, murmura Garrison.
Il tapota sur les touches du tableau de commande encastré dans l’accoudoir. La Nouvelle-Orléans, Pittsburgh, Los Angeles, Saint-Louis, Atlanta. Des villes éviscérées, écrasées, imbibées de sang. On aurait dit que des tremblements de terre, des tornades et des ouragans s’y étaient donné rendez-vous. Mais la puissance de destruction de la nature était sans commune mesure avec la volonté meurtrière froidement délibérée de l’homme. La bataille faisait encore rage à Chicago et à New York. Les chaînes diffusaient des reportages montrant les combats rue par rue, maison par maison.
— Ça fait pas mal de négros morts, marmonna Garrison.
— Et pas mal de Blancs aussi, ajouta Arlène d’une voix monocorde et sèche, parfaitement contrôlée.
— Maintenant, oui. Mais je pense à plus tard. Quand la bataille aura pris fin. La semaine prochaine. Le mois prochain. Il y aura de quoi remplir des péniches avec la racaille du F.R.P. — moricauds, chicanos. Indiens et toute la clique.
Arlène dévisagea son patron.
— Vous aviez tout prévu, n’est-ce pas ? Cela fait des mois que vous montez votre affaire.
— Des années.
L’attention de Garrison était fixée sur l’écran où l’on voyait des jets canadiens bombarder en piqué un ensemble résidentiel du quartier sud de Chicago.
— Mais pourquoi ? Comment avez-vous pu faire une pareille…
Il lui lança un bref coup d’œil.
— Tu t’apitoies sur le sort de cette pègre ?
— Un peu.
— On ne fait pas d’omelette sans casser les œufs.
— Je ne comprends pas. Quel avantage allez-vous en tirer ? Qu’est-ce que cela a à voir avec la défense des intérêts des entreprises Garrison ou de la Société pour le Développement d’Île Un ?
Garrison s’affala contre le dossier de son siège et décocha à Arlène un rictus retors avant d’exhaler un ricanement grinçant.
— Tu es complètement dépassée, hein ?
— Expliquez-moi.
— Comme elle est curieuse ! gloussa Garrison. Comme elle a envie de connaître ma stratégie ! Tu te figures que tu me succéderas quand je ne serai plus là, ma poulette ?
Les yeux d’Arlène lancèrent des éclairs.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Te fatigue pas à faire des projets pour mon enterrement parce que je survivrai à la plupart d’entre vous.
— C’est idiot ce que vous dites !
Elle était toute surprise, innocente et ulcérée.
— Ben voyons !
— Je veux seulement savoir en quoi cela est susceptible de nous aider. (Arlène se laissa glisser de son fauteuil et se mit à genoux devant Garrison.) J’essaie simplement de comprendre comment fonctionne votre esprit, fit-elle en posant sur lui un regard à l’éclat bleu d’un iceberg.
— Voyez-vous ça ? Eh bien, c’est un truc que les cocos utilisaient à l’époque de la guerre froide : créer partout le plus d’embrouilles possible. Ça ne pouvait que leur rendre service d’une manière ou d’une autre parce qu’ils étaient contre le statu quo. Et là où il y avait de l’agitation, la guerre, des émeutes, la famine, des grèves, des actions de guérilla, on était sûr de les trouver, ces foutus cocos, en train de donner un coup de main aux opprimés. Tout ça, ils n’en croyaient pas un mot. Ils s’en balançaient des opprimés. Tout ce qu’ils cherchaient, c’était que les opprimés se fassent lessiver pour prendre les choses en main.