Leo s’avança entre les paillasses en direction du technicien visiblement terrorisé.
— Alors, ils ont tout enlevé ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Le technicien, un Cubain, était aussi grand que lui mais son tour de taille ne faisait même pas le tiers de celui de Leo. Son visage allongé aux joues tombantes lui donnait de faux airs de chien de chasse. Son épiderme avait la couleur des feuilles de tabac. Il y avait de nombreux mois qu’il travaillait au laboratoire comme agent infiltré du F.R.P.
— Ils ont emmené presque toutes les fournitures médicales en fermant le labo, mercredi, répondit-il dans l’anglais dépourvu de toute trace d’accent qu’il avait appris à l’université. Les stéroïdes, les adrénocorticoïdes, tout le stock d’hormones… ils n’ont rien laissé.
— Putain de merde ! (Le poing de Leo se referma sur un tube métallique posé sur la paillasse devant laquelle il se tenait. Le tube craqua et se rompit.) Il me faut cette came. Absolument !
— Je ne savais pas, murmura d’une voix tremblante le laborantin, les yeux fixés sur les énormes battoirs du Noir. On a reçu l’ordre de tout embarquer. Ça devait partir pour Île Un. La moitié du personnel doit y aller d’après ce qu’on nous a dit.
— Île Un ? Ils ont expédié ma came sur Île Un ?
— C’étaient les directives venues de M. Garrison lui-même.
— Il vous les a transmises de Houston ?
— Non, d’Île Un. C’est là qu’il est, maintenant.
— Le fumier ! (Le bras de Leo, gros comme un tronc d’arbre, s’abattit sur la plaque de verre armé qui recouvrait la paillasse et qui se fracassa. Le Cubain fit un bond en arrière pour éviter les fragments qui volaient dans tous les sens.) Saloperie de fumier ! Tu sais ce qui m’arrivera dans deux jours si je n’ai pas mes stéroïdes ? Garrison le sait, lui ! Il m’a piégé ! L’ordure ! Tout ce qu’il voulait, c’était que je déclenche la bagarre pour ses beaux yeux. Et il se disait qu’après, il me liquiderait en me coupant mon ravitaillement !
Dans la cafétéria, Bahjat essayait de mastiquer tant bien que mal une part de pizza pâteuse et épicée mais, à l’instar des deux douzaines d’hommes et de femmes qui y étaient réunis, elle ne quittait pas des yeux l’écran géant qui occupait tout un mur.
C’était le massacre des Innocents. Les caméras passaient de Los Angeles à New York en s’arrêtant brièvement sur toutes les villes assiégées qui se trouvaient entre les deux grandes métropoles. Partout, les émeutiers étaient réduits en bouillie. Dans la plupart des cités, la résistance organisée avait déjà cessé. C’étaient maintenant la police locale, la garde nationale, l’armée régulière et des hordes de miliciens défigurés par la haine et la rage qui faisaient la chasse aux non-Blancs.
— Des individus soupçonnés d’être des guérilleros sont dirigés sur un centre de regroupement, annonçait sur un ton guilleret la voix off du commentateur tandis que, sur l’écran, on voyait d’interminables colonnes de jeunes Noirs, les mains sur la tête, progresser péniblement dans les rues jonchées de décombres entre deux rangées de militaires baïonnette au canon, appuyés par des tanks lourdement armés et des voitures blindées. Sans transition, les caméras plongèrent sur le stade municipal de Kansas City où s’entassaient des personnes de couleur de tous les âges — des mères de famille accompagnées de ribambelles de bébés, des vieillards épuisés, affalés la tête sur les genoux.
— Dans tout le pays, les forces de l’ordre ont le contrôle de la situation. On ne sait pas encore combien d’émeutiers ont trouvé la mort au cours des combats, encore que le chiffre des pertes dans les rangs de la police, de la garde nationale et des forces armées soit très élevé. Des civils, de simples citoyens ont également été assassinés par milliers…
Bahjat se leva, laissant sa peu appétissante ragougnasse dans son emballage de plastique, et se dirigea vers la chambre où David était gardé sous clé.
Assis côte à côte sur le large et moelleux divan de mousse de caoutchouc, David et Evelyn regardaient l’écran de télévision encastré dans le mur garni de plastique. C’était à présent le reportage sur la bataille de New York. Des unités de l’armée U.S. investissaient Manhattan, rue par rue, immeuble par immeuble. Des rues où l’on pataugeait dans le sang, des immeubles en flammes.
Des groupes de fantassins évacuaient des jeunes gens d’une maison où ils s’étaient tapis. Ils les repoussèrent jusqu’au milieu de la chaussée à la pointe de la baïonnette, puis un lourd char d’assaut verdâtre braqua son canon sur la façade et tira à bout portant. Le mur, pulvérisé, explosa en un tourbillon de fumée qui obstrua l’écran.
— Ils ne feront grâce à personne ! s’exclama Evelyn d’une voix étranglée par l’émotion.
— Non, ils feront des prisonniers, rétorqua David. Pas beaucoup mais il leur en faudra quelques-uns à interroger pour savoir comment une pareille affaire a pu se déclencher.
Evelyn, oubliant les combats de rues qui se déroulaient à présent sur l’écran, se tourna vers le garçon.
— Vous y étiez quand ça a commencé ?
David opina du chef.
— Nous venions d’arriver à New York. L’organisation du Front révolutionnaire des peuples est assez mal structurée mais ils ont des gens à eux dans toute l’Amérique latine… et aux États-Unis aussi, bien entendu.
— Et comment avez-vous fait pour monter à bord du bateau ?
David le lui raconta aussi succinctement que possible. L’écran captait toute son attention. Il nota que la télévision s’abstenait systématiquement de montrer des images de soldats tués ou blessés. Ce n’est pas en direct. Les autorités doivent passer les bandes au crible et sucrer tout ce qui n’est pas victoires.
— Mon Dieu ! Par quelles mésaventures êtes-vous passé !
David se tourna vers la journaliste.
— Vous m’aviez conseillé de voir le monde. C’est ce que j’ai fait.
Elle lui effleura la joue du bout du doigt.
— Et cela vous a métamorphosé. Vous n’êtes plus le même homme que celui que j’ai connu sur Île Un.
— Comment pourrait-il en être autrement ?
Les yeux vert d’eau d’Evelyn étaient rivés à ceux de David.
— Vous… vous êtes plus dur mais pas amer. Je ne crois pas. Vous ressemblez maintenant à de l’acier trempé. Vous avez subi l’épreuve du feu et vous en êtes sorti plus fort.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai.
La main d’Evelyn glissa le long des épaules du jeune homme et se referma sur sa nuque.
— Et pourtant si. Vous êtes plus fort. Je le sens.
Comme animées d’une volonté propre, les mains de David se nouèrent autour de la taille d’Evelyn qui se pelotonna contre lui. Leurs corps se touchaient, il humait le parfum salé de la peau d’Evelyn, vierge des artifices cosmétiques, il sentait son souffle lui caresser le cou.
— Nous avons parcouru une longue route, tous les deux, murmura-t-elle d’une voix rauque et mal assurée. Enfin, nous nous sommes retrouvés.
— Il est désormais trop tard, Evelyn.
Les traits de la jeune femme se crispèrent douloureusement.
— Non, ne dites pas ça…
David l’embrassa doucement. Parce qu’il ne savait que faire d’autre. Elle se serra contre lui.
— Si vous saviez tout ce que j’ai dû endurer !
Elle pleurait presque.
David perçut un vague bruit, une sonorité métallique que noyaient presque entièrement les détonations et les explosions du reportage. Il s’écarta un peu d’Evelyn et se retourna.
Bahjat, plantée sur le seuil de la porte, les regardait. Sa physionomie était indéchiffrable. Son adorable minois était le masque glacé et inerte d’une statue de bronze.