Contrôler les moyens de contrôle : telle était la stratégie de Bahjat. Les guérilleros captureraient les installations d’accostage de la colonie, ses circuits de communication intérieurs et extérieurs et la génératrice qui fournissait le chauffage, la lumière et l’électricité. Alors, ils contrôleront la colonie et tous ceux qui l’habitent, se dit Evelyn. Ils ? Ou nous ? Dans quel camp es-tu, ma petite vieille ?
Elle constatait non sans en éprouver un certain émoi qu’elle ne le savait pas très exactement.
Tandis que les guérilleros se dirigeaient vers les escalators conduisant aux rames souterraines, David activa subrepticement le communicateur implanté dans sa molaire. Un grésillement s’éleva de son récepteur auriculaire et une voix monocorde et mécanique retentit : PRÊT. Il y avait des mois que le jeune homme n’avait connu pareille exaltation. Je suis à nouveau moi-même ! exultait-il. J’ai récupéré mon cerveau !
En haut des escalators, les hommes du commando se scindèrent en trois groupes. Les sections d’assaut, comprit David. Leo était à la tête du premier, Hamoud commandait le plus nombreux et Bahjat le troisième — celui dont les effectifs étaient les plus réduits.
Instinctivement. David resta collé à Leo mais Hamoud leva la main.
— Viens avec moi, beau blond. Et en vitesse !
David regarda le Noir qui eut un haussement d’épaules.
Bahjat se fraya un chemin au milieu des hommes qui piétinaient et s’approcha de Hamoud. La conversation s’engagea à mi-voix en arabe. Fébrile. Hamoud, l’air contrarié, tapota rageusement sa montre. Bahjat jeta un coup d’œil à la sienne, eut un petit geste approbatif du menton et elle rejoignit David.
— Vous irez avec l’équipe de Hamoud. Objectif : le centre de transmission.
— Pour qu’il puisse me tirer dans le dos en arguant d’une tentative de fuite ?
Elle le dévisagea, puis détourna le regard.
— Ne lui en donnez pas le prétexte. Mais nous n’avons pas le temps de discuter. L’Anglaise viendra avec moi.
Ainsi fut fait. Bahjat s’éloigna à la tête de son groupe en direction de la tour de contrôle tandis que Leo et son équipe descendaient l’escalator, suivis de la section Hamoud.
David était encadré de deux jeunes Arabes à la mine sévère armés de fusils d’assaut. Ils savent que la Sécurité ne vérifie les écrans que de façon sporadique sauf en cas d’imprévu. Ils le savent parce que je le leur ai dit. Ils ont fait de moi un Judas.
Leo et ses hommes, qui avaient la plus longue route à faire, montèrent à bord de la rame qui attendait sur le quai. Hamoud et son groupe durent attendre avec impatience quelques minutes que la suivante arrive.
On poussa David dans la voiture — il en profita pour enclencher son communicateur et se mit à l’écoute du circuit phonie des services de sécurité. Rien de particulier. Pour tout le monde, c’était le train-train quotidien sauf pour les gens qui montaient la garde devant le bâtiment administratif où se déroulait la conférence.
Et qui était précisément l’objectif de la section de Hamoud.
Un Judas. Oui, voilà ce que je suis. Mais ils ne se doutent pas encore à quel point.
Il songea un bref instant à alerter les forces de sécurité. Mais non ! Ce serait de la folie et ça ne servirait à rien. Elles n’étaient absolument pas préparées à affronter des groupes d’assaut armés jusqu’aux dents. Ce serait un massacre et les tueurs de Hamoud connaissaient leur métier. Aussi David prit-il docilement place dans la voiture qui s’élança en chuintant à destination du bâtiment administratif. La jeune frontiste assise à côté de lui pointait nonchalamment sur sa poitrine le fusil posé sur ses cuisses.
La voiture s’arrêta au village où étaient regroupés les centres administratifs et de transmissions. Les guérilleros sautèrent sur le quai et, sans un mot, se ruèrent sur les escaliers conduisant à la surface. On n’entendait que le cliquetis de leurs cartouchières, que le raclement de leurs semelles sur les marches, que leur respiration sifflante et saccadée.
Quand ils surgirent dans la rue, les passants s’enfuirent en poussant des cris. Ils n’étaient que vingt-cinq mais on aurait cru que c’était une véritable armée qui prenait d’assaut le pacifique village. Ils se comportaient comme des soldats professionnels, disciplinés et entraînés.
David, toujours flanqué des deux jeunes Arabes, courait comme tout le monde derrière la silhouette trapue de Hamoud et les assaillants pénétrèrent sans coup férir dans le bâtiment administratif.
Dans le hall, le garde de service eut juste le temps de dégainer avant de s’écrouler sous une rafale de balles. Ses deux camarades se contentèrent de regarder, les yeux exorbités et la mâchoire pendante, les guérilleros qui se ruaient vers les objectifs qui leur avaient été assignés. Deux d’entre eux désarmèrent les sentinelles, les firent s’aligner face au mur et les assommèrent d’un coup de crosse.
Le responsable de la tour de contrôle et les dix techniciens qu’il avait sous ses ordres étaient à leurs pupitres, les mains en l’air et les yeux fixés sur une douzaine de fusils menaçants.
— Mais vous êtes fous ! protestait-il. Vous ne pouvez pas détourner la colonie. Qu’est-ce que vous vous imaginez ?
La fille mince et brune lui adressa un sourire pincé.
— Ne vous faites pas de souci pour nous. Occupez-vous plutôt de vous et de votre équipe. Si vous ne nous obéissez pas au doigt et à l’œil nous serons dans l’obligation de vous abattre.
— Dieu du ciel ! murmura le responsable.
Evelyn était restée près de l’entrée de la petite salle où régnait une chaleur étouffante et où l’atmosphère vibrait d’électricité. C’était de là qu’étaient guidés les astronefs. Elle se demandait vaguement si l’astronaute qui, bien des mois auparavant, lui avait fait visiter le centre de contrôle, était quelque part à bord de son vaisseau, comptant sur les techniciens pour regagner sain et sauf Île Un. S’il a besoin de leur assistance c’est un homme mort.
— Trois de nos camarades resteront là pour vous surveiller, disait Shéhérazade. Vous allez couper tous vos circuits.
— Mais ce n’est pas possible ! Nous avons des astronefs en transit.
— Renvoyez-les sur la Terre ou sur la Lune. Nous ne voulons vous faire aucun mal mais il n’est pas question qu’un seul bâtiment accoste ou quitte Île Un. Vous avez compris ?
— Ni arrivées ni départs.
— Parfait, fit Bahjat avec un signe d’assentiment. Ne l’oubliez pas.
— Mais il y a des gens dans les modules de service, insista le chef contrôleur. Il faut les faire rentrer.
Le pistolet qu’elle braquait sur la poitrine de l’homme ne vacillait pas dans sa main.
— Rappelez-les. Et tout de suite. Fermez tous les modules et arrangez-vous pour que tout le monde soit rentré d’ici une heure.
Le responsable acquiesça en silence.
— Soyez très prudents et très coopératifs. Nous tenons tous à vivre vieux, vous savez.
Cyrus Cobb avait participé au déjeuner de travail dans la salle de conférences. Maintenant, on avait enlevé les miettes et débarrassé, et comme ses hôtes revenaient aux choses sérieuses, il s’excusa et sortit. La salle de conférences était située au dernier étage du bâtiment administratif, son bureau était au rez-de-chaussée, trois niveaux plus bas. Méprisant l’ascenseur, Cobb s’engagea dans l’escalier.