— Peut-être. Mais la question de l’autonomie locale…
Je pourrais m’excuser et me rendre au quai. Ou, mieux encore, aller la retrouver à son appartement quand elle y sera. Comme ça, je n’aurais pas l’air de l’avoir attendue…
— Non !
Ce « non » n’avait pas été prononcé avec sérénité mais tout le monde leva la tête. Pendant quelques secondes, on n’entendit plus que le bourdonnement des climatiseurs dissimulés dans le faux plafond.
Tous les yeux étaient tournés vers El Libertador.
— Je dis non. (Son regard calme fit le tour des participants pour se fixer finalement sur Bowéto.) Nous sommes ici pour parvenir à un accord, pas pour débattre du nombre d’anges qui peuvent danser sur une tête d’épingle.
Bowéto lui décocha un large sourire, toutes dents dehors, et il frappa légèrement la table du plat de la main.
— Je suis de votre avis.
— Mais ce sont des questions trop importantes pour les traiter par-dessus la jambe, protesta l’un de ses conseillers.
— Eh bien, suggéra El Libertador, mettons sur pied un calendrier. Tout de suite et sans couper les cheveux en quatre.
— Que proposez-vous ?
Que Bowéto s’adressât sans autre forme de procès à l’Autre Camp laissait ses assistants sans voix : ils étaient atterrés.
— Les centres de décision de Messine ne tiennent pas suffisamment compte des besoins des nations, de leurs aspirations… de leur âme, pourrait-on dire faute d’une meilleure formule, répondit El Libertador. Il faut que leur voix se fasse mieux entendre.
Bowéto se pencha en avant.
— Notez : restructurer l’Assemblée mondiale.
Son secrétaire particulier pianota sur son terminal. Les conseillers qui le flanquaient observaient un silence granitique.
— C’est important, les impôts. (Bowéto souriait à nouveau.) En vérité, les faire rentrer est le plus gros du travail des gouvernements.
— Le fait est, convint El Libertador.
— Et le F.R.P. ?
C’était une femme appartenant à la délégation argentine qui avait posé la question. Grande, hautaine et aristocratique, son fin visage était d’une noblesse toute espagnole et son port royal jurait avec l’uniforme kaki mal coupé dont elle était accoutrée.
— Oui, dit El Libertador. Il faut en finir avec la violence. En finir avec les massacres. C’est là le premier point à mettre à notre ordre du jour.
— J’approuve, laissa tomber Bowéto.
— Et il y a aussi les relations commerciales, fit timidement un conseiller du G.M. En particulier, les échanges entre…
Le directeur par intérim du Gouvernement mondial l’interrompit sèchement :
— Pas maintenant. Mais il serait bon que nous discutions du retour de l’Argentine, du Chili et de l’Afrique du Sud dans le giron du Gouvernement mondial.
El Libertador opina.
— Je ne suis évidemment pas habilité pour parler au nom des pays intéressés mais je pense que nous pourrions étudier les conditions sous lesquelles ceux-ci seraient autorisés à solliciter leur réintégration…
Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Al-Hachémi, qui était le plus près d’elle, se retourna avec agacement.
— Nous avons donné l’ordre que personne ne nous dérange…
Un garde était planté sur le seuil, la bouche béante et le visage blême. Son étui à revolver était vide.
Hamoud apparut, l’automatique de la sentinelle à la main. Un peu en retrait, deux guérilleros à la tenue froissée, armés de fusils d’assaut flambant neufs — qu’ils tenaient à la hanche, presque négligemment, le couvraient.
— Hamoud ! s’exclama al-Hachémi d’une voix abasourdie. Mais comment…
— Mesdames et messieurs, vous êtes prisonniers du Front révolutionnaire des peuples, l’interrompit son ancien chauffeur, un sourire insolent et arrogant aux lèvres. Non ! Ne bougez pas. Restez à vos places. N’obligez pas mes hommes à tirer. Nous avons pris possession de la colonie spatiale. Vous ne quitterez pas cette pièce avant d’y être autorisés. Je vous conseille d’obéir aux ordres, si anodins qu’ils puissent vous paraître, sans protestations ni murmures si vous tenez à la vie.
Leo était affalé sur la petite chaise pivotante de l’ingénieur, qui ployait en gémissant sous son poids.
La prise de la centrale avait été un jeu d’enfant. Il n’y avait pas de gardes et personne n’était armé. Les douze terroristes avaient simplement fait irruption sous les yeux du personnel médusé et terrifié.
— Vous affolez pas et continuez de faire votre boulot, leur avait dit Leo. Tant que vous suivrez nos instructions, vous n’aurez rien à craindre.
Ils s’attendaient à voir d’énormes et bruyantes machines, des tableaux avec des tas de petites lumières dans tous les sens. Assurément, il y avait des kyrielles de consoles ponctuées de voyants lumineux mais l’immense salle éclairée a giorno baignait dans le silence et la fraîcheur. Pas de turbines gigantesques pour brasser l’air, pas de tuyauteries enchevêtrées pour faire circuler de mystérieux fluides et de non moins mystérieux réfrigérants. Non, un local fonctionnel où régnait un ordre parfait et dont le haut plafond était constitué de panneaux luminescents qui ne projetaient pas d’ombre. Et pas le moindre son, hormis le grésillement léger des ordinateurs et le piétinement feutré des hommes et des femmes qui allaient et venaient, chaussés de confortables chaussons, vêtus de blouses d’une blancheur immaculée.
Mais alors, comment ça se fait que je transpire comme ça ? s’interrogeait Leo.
Depuis que l’opération était engagée, il n’avait pas eu le moindre problème. Il n’avait pas éprouvé d’angoisse, bien qu’il eût fort bien pu être forcé d’appuyer sur la détente du fusil d’assaut qu’il avait touché. Il le tenait d’une main et, dans son battoir, on aurait dit que c’était un vulgaire pistolet au canon exagérément long.
O.K., t’as pas eu à tirer sur personne. Ça a été aussi facile que de prendre la virginité d’une pucelle. Alors, pourquoi tu trembles comme ça ?
Il le savait bien. Il se refusait à l’admettre mais il le savait. Son cœur cognait comme un sourd dans sa poitrine. S’emballait. Si je ne récupère pas bientôt ma came, mon organisme va partir en eau de boudin, ça fait pas un pli.
William Palmquist se rua sur le téléphone et enfonça le bouton avant même que la première sonnerie se fût arrêtée.
— Tu vas bien ? dirent-ils simultanément.
En d’autres circonstances, ils auraient éclaté de rire mais William se contenta de faire oui de la tête tandis que Ruth poursuivait :
— Ils nous ont rappelés du labo. On a pensé qu’il s’agissait d’une éruption solaire ou de quelque chose dans ce genre.
— C’est plus grave. Des terroristes ont pris le contrôle de la colonie.
— Je sais. (Elle jeta un coup d’œil derrière son épaule.) Il y a des types du F.R.P. en armes sur les quais d’accostage.
— Ils ne t’ont pas importunée ?
— Non. Ils nous ont dit qu’ils allaient nous laisser rentrer chez nous. Nous ne devrons pas quitter notre domicile jusqu’à plus ample informé.
William opina.
— Ils nous ont donné les mêmes instructions à la ferme après nous avoir obligés à tout boucler.
— Je rentrerai à la maison dès que j’aurai un train. Il y a un monde fou. Tous les gens qui travaillaient à l’extérieur ont été rappelés en même temps.