Les quatre écrans qui masquaient la porte étaient toujours là. David effleura le bouton presque invisible caché dans un renfoncement entre les deux du haut et la porte s’ouvrit. Il jeta un dernier regard derrière son épaule. Le Dr Cobb l’observait, l’air grave et songeur. Bahjat, la tête penchée sur la poitrine, lui tournait le dos.
Elle est aussi déchirée que moi, se dit-il. Il hésita soudain. Je pourrais l’emmener… Mais si les choses ne se passaient pas comme il l’espérait, elle aurait plus de chances de s’en sortir sans lui.
— Allah te protège aussi, Bahjat ! lui cria-t-il avant de se glisser dans le couloir dont il referma soigneusement la porte.
C’était une galerie étroite et en pente abrupte. Rien, ni porte ni fléchage, ne brisait l’uniformité des murs gris. Des panneaux luminescents encastrés à même la voûte et qui se succédaient tous les quelques mètres émanait une clarté suffisante pour que l’on puisse courir à toutes jambes.
David se mit à courir.
À bout de souffle, il s’arrêta net à l’extrémité de la coursive devant le tambour du sas de secours qui attendait, silencieux, que vienne le moment de remplir son office. David savait qu’il débouchait sur une capsule de fuite, une sorte de navette de service miniature qui ne devait servir qu’en cas d’extrême urgence. Personne ne l’avait jamais utilisée depuis qu’Île Un existait, sauf pour les vérifications de routine. La nécessité ne s’en était jamais fait sentir. Mais les capsules de fuite étaient fixées à la paroi extérieure du maître cylindre comme des bernacles collées à la coque d’un transatlantique, véritable canots de sauvetage à la disposition des habitants d’Île Un s’ils étaient obligés d’évacuer la colonie.
Leur rayon d’action était faible. Elles ne pouvaient atteindre ni la Lune ni la Terre. Elles n’étaient pas aussi confortables que les petites navettes qui faisaient la liaison entre le cylindre et les modules extérieurs. Mais chacune pouvait accueillir une demi-douzaine de personnes et leur permettre de survivre plusieurs semaines jusqu’à ce que des fusées de sauvetage arrivent de Séléné ou de la Terre.
Un écriteau portant, en lettres rouges, les mots ACCÈS INTERDIT SAUF EN CAS DE SINISTRE, était apposé sur le panneau du sas. David ouvrit le tambour. Il savait que ce geste déclencherait un hurlement électronique au niveau du réseau de sécurité de la colonie. Le sas lui-même avait les dimensions d’un cercueil. Des panneaux techniques y étaient placardés, petites plaques luminescentes serties dans ses parois de métal à hauteur d’œil. David les passa en revue.
Tout est au vert. Cela voulait dire que la capsule en attente à l’extérieur était en ordre de marche, qu’elle était déjà pressurisée et approvisionnée en air respirable. Le jeune homme ouvrit le second tambour et monta à bord.
Les palpeurs thermiques de l’écoutille activèrent automatiquement l’éclairage dès que David l’eut franchie. Il se trouvait dans une étroite coursive le long de laquelle s’étageaient douze couchettes — trois rangées de quatre.
Il savait que des vivres étaient stockés sous les plaques de pont. Une minuscule coquerie était installée au fond, face au cockpit.
Il s’installa à la place du pilote et se rafraîchit la mémoire grâce au relais informatique implanté dans sa boîte crânienne. Le maniement des commandes était la simplicité même et il ne lui fallut que quelques minutes pour faire monter les moteurs de la capsule à leur puissance efficace. Il enfonça alors le bouton commandant le déblocage du système d’arrimage qui rendait l’esquif solidaire du cylindre. Puis il actionna celui qui allumait un court instant le mélange aluminium-oxygène du réacteur et la capsule s’arracha à la coque.
Le gros problème était la navigation. Conçu pour ne prendre le large qu’en cas de catastrophe, le petit bâtiment ne possédait guère plus d’instruments de navigation que les chaloupes de sauvetage des navires en mer. Mais David n’avait nullement l’intention de dériver passivement jusqu’à ce qu’on vienne le récupérer. Il avait une destination bien précise : la sphère qui flottait entre le module hôpital et les modules agricoles spécialisés dans la culture de plantes médicinales. C’était là qu’était installé le laboratoire de biochimie de pointe d’Île Un. C’était là qu’avait eu lieu son incubation et qu’il était « né ».
Il connecta le microprocesseur de l’embarcation à l’ordinateur central de la colonie par le truchement du communicateur qui lui avait été greffé. Pas question, en effet, de se mettre en liaison avec la tour de contrôle : elle était aux mains des guérilleros.
Pendant quelques instants, les deux ordinateurs dialoguèrent dans leur langage électronique grésillant et saccadé. Enfin, les moteurs crachèrent à nouveau par deux fois une mini-giclée, les réacteurs de contrôle d’altitude qui ceinturaient la coque sphérique de l’engin s’embrasèrent, la capsule vira de bord et mit le cap sur l’essaim de modules qui flottaient très haut au-dessus du cylindre principal.
Tous les témoins du tableau de bord étaient au vert et le labo de biochimie était exactement au centre du collimateur réticulé de l’écran de proue. David se détendit et exhala un long soupir haché.
Maintenant, il ne lui restait plus qu’à attendre.
En dépit de l’éclat éblouissant du soleil de Sicile, les membres du conseil exécutif du G.M. étaient d’humeur morose. Deux de leurs collègues étaient retenus en otages sur Île Un. Le fauteuil vide de Bowéto était comme un doigt accusateur. Pourtant, celui, tout aussi vide d’al-Hachémi, ne paraissait pas gêner autant les conseillers.
— Enfin, il faut faire quelque chose ! s’exclama Williams, l’Américain.
— Nous ne pouvons pas les laisser impunément enlever le directeur par intérim, renchérit Malekoff.
Victor Anderson secoua lentement la tête.
— Ils ont plus de dix mille otages. En un sens, ils tiennent la Terre tout entière en otage. Ils coupent les satellites solaires.
— Il faut les délivrer, insista Williams. Répondre à la force par la force.
— Et détruire Île Un ?
— C’est l’hiver dans l’hémisphère nord, reprit le Russe. Il y a déjà un mètre de neige dans les rues à Moscou. L’électricité ne fonctionne plus à Leningrad depuis l’aube. Rien qu’en Union soviétique, il y aura des milliers de morts, peut-être un million ou davantage.
— Alors, qu’allons-nous faire ? s’emporta Williams. Accepter la liquidation du Gouvernement mondial ?
Chiu Chan Liu, assis au bout de la table et séparé de ses collègues par les deux sièges inoccupés, dit alors sur un ton serein :
— D’abord et avant tout, être patient. Agir précipitamment serait pire que de ne pas agir du tout.
— Et s’ils assassinent Bowéto ? riposta Williams. Ou al-Hachémi ?
Le Chinois eut un imperceptible haussement d’épaules.
— Ce serait regrettable. Mais préférable à la destruction d’Île Un et des satellites solaires, n’est-il pas vrai ?
— Bien sûr, fit l’Américain avec un soupir dégoûté. Et il nous faudrait alors désigner un autre directeur, n’est-ce pas ?
— Vos paroles dépassent votre pensée, laissa tomber Anderson sur un ton sévère.
— Au lieu de nous chamailler, nous ferions mieux d’envoyer des techniciens sur tous les satellites pour en reprendre le contrôle, dit Malekoff.